— Je préfère aller la chercher…
Après tout, c’était sa femme.
Ils n’étaient plus qu’à un mille du rivage. Dans le lointain, le minéralier avait rejoint la tache jaune de la vedette du port.
Un quart d’heure plus tard, ils longeaient la première conserverie. Otto Wiegand fronça les narines et se tourna vers Malko.
— Il y a un charnier ici, ou quoi ?
Il devait s’y connaître. Malko lui expliqua la présence des conserveries de poisson.
— On s’y habitue, affirma-t-il.
Ce qui devait être vrai puisque les habitants de Skagen continuaient à se reproduire…
Deux policiers en uniforme attendaient sur le quai, retenant difficilement une vingtaine de reporters et de photographes. Malko secoua la tête, furieux. En fait de discrétion, c’était réussi…
Les policiers entourèrent immédiatement Otto Wiegand et n’autorisèrent pas Malko à le suivre à l’intérieur de la petite baraque en bois de la douane. Il resta dehors avec les journalistes. Heureusement, Lise, en tant que représentante officielle de l’ambassade des États-Unis, était dedans. Elle fit à Malko un signe joyeux de la main.
Ce dernier s’attendait à ce que tout se passât en cinq minutes. Mais, au bout d’un quart d’heure, Lise, éblouissante dans un ensemble blanc avec une toque assortie, ouvrit la porte de la cabane, l’air soucieux.
Deux inconnus en loden verdâtre, l’air endormi, dégingandés, l’encadraient. Elle vint droit sur Malko qui attendait dans la voiture.
— C’est très ennuyeux, annonça-t-elle. Copenhague n’a pas encore transmis les pièces qui autorisent M. Wiegand à entrer au Danemark. J’ai pourtant envoyé la photocopie de son visa au Ministère de l’intérieur.
Ça, c’était le comble !
— Alors, ils vont le rejeter à l’eau ? fit Malko, plutôt agacé.
Lise rougit :
— Oh non ! Ces deux messieurs appartiennent au Ministère de l’intérieur. Ils ont assigné Otto Wiegand en résidence à l’hôtel Scandia, jusqu’à ce que les papiers arrivent. C’est une question d’un jour ou deux.
Les deux lodens approuvèrent gravement. Malko réprimait une forte envie de rire qui désamorçait sa rage. Si ces deux-là n’étaient pas des barbouzes, Krisantem était le grand mufti de Jérusalem. L’odeur du poisson semblait les incommoder aussi, car ils respiraient du bout des lèvres. Juste assez pour ne pas tomber.
Ils lui rappelaient ses « gorilles » à lui, Chris Jones et Milton Brabeck, en version dénicotinisée…
— Eh bien, allons tous à l’hôtel Scandia, conclut-il, fataliste. Avant qu’ils ne changent d’avis et le rejettent à la mer.
Lise remonta dans la cabane en bois où la température augmenta instantanément de plusieurs degrés. Le fonctionnaire de l’immigration lui aurait accordé tous les visas du monde, à elle. Avec quelques petites gâteries en plus.
La jeune Danoise ressortit, escortée d’un Otto Wiegand écumant de rage, ses rares cheveux en bataille, tous les traits de son visage crispés comme s’il allait avoir une attaque. Il s’engouffra dans la Ford en jurant, bousculant Lise, et cria à Malko :
— Où y a-t-il un téléphone ? Où ? je dois téléphoner.
Heureusement, il ne leur fallut guère plus de cinq minutes pour parvenir au Scandia. Otto jaillit de la voiture et se rua dans la petite entrée, rejoint par une masse hurlante de photographes et de journalistes.
— Ça va être gai, dit Malko. Moi qui espérais prendre l’avion ce soir !
Lise lui lança un regard lourd de reproche.
— Vous avez tellement hâte de partir. Dans trois jours c’est la Saint-Jean, je voudrais vous montrer un peu mon pays…
Elle incluse. Comme toute bonne Scandinave, Lise, fille de diplomate, alternait les révérences de l’ambassade avec des galipettes plus en accord avec son tempérament. À vingt-six ans, elle s’était forgée une solide expérience sexuelle, qui, disait-elle, lui servirait lorsqu’elle serait mariée.
Malko, ses yeux dorés, son accent allemand et sa distinction entraient parfaitement dans son programme. Dans l’avion, elle lui avait montré sans aucun complexe quelques photos d’elle nue comme la main afin de souligner son bronzage intégral.
Sentant qu’il l’avait vexée, il lui prit la main et la baisa. Mais le coeur n’y était pas. Il pensait à Alexandra.
Alexandra qui l’avait prévenu que, s’il prolongeait son séjour à Copenhague plus de trois jours, elle le trompait par principe avec son jardinier, quitte à le mettre à la porte le lendemain. Ce qui était ajouter une injustice sociale à une trahison.
Si elle avait vu Lise, elle l’aurait écorchée vive.
Ils pénétrèrent dans le hall minuscule. Le Scandia tenait plus de la pension de famille que du Hilton. La plupart des chambres se trouvaient dans une annexe, à une centaine de mètres de là. Minuscules, propres et solidement imprégnées de l’Odeur.
Malko se demandait où était passé l’Allemand lorsque ce dernier surgit d’un placard baptisé cabine téléphonique et se rua vers eux. Les yeux bleus étaient hagards.
— J’ai téléphoné à Stockholm, jeta-t-il à Malko. Elle n’y est pas.
Il était défait, affolé. Lui qui semblait si dur et inhumain en sortant du Ragona.
— Elle a peut-être été à un autre hôtel, suggéra Malko. Ou elle est en retard.
Otto Wiegand restait planté dans le hall sans répondre, les yeux dans le vague, prêt à traverser le Kattegat à la nage. Malko le prit par le bras.
— De toute façon, dit-il, nous avons le temps de déjeuner. Puisque vous êtes cloué ici jusqu’à nouvel ordre.
L’Allemand se laissa traîner de mauvaise grâce jusque dans la salle à manger. Il y avait encore peu de monde. La plupart des convives portaient le mot « danois » écrit au beau milieu de leur figure. Malko remarqua pourtant une jeune femme très bronzée, aux cheveux noirs, le nez retroussé, qui ne cessait de les dévisager.
Elle était assise seule à une table devant une tasse de café à laquelle elle n’avait pas touché. Inexplicablement, Malko eut l’impression que sa présence était déplacée, sans pouvoir s’expliquer pourquoi. Avec son odeur, Skagen n’accueillait pas tellement de touristes… Et le capitaine du port avait parlé de quatre personnes qui avaient réclamé Otto Wiegand.
Il n’eut pas le temps de continuer à se poser des questions. Un personnage inattendu venait de s’encadrer dans la porte de la salle à manger.
Un prêtre en soutane de tissu brillant, très bien coupée, taillé en athlète à l’exception d’une très honnête bedaine portée en avant comme un saint sacrement. Mais on ne voyait que ses oreilles énormes, transparentes et gélatineuses ; elles ressemblaient aux jouets en plastique que l’on suspend dans les voitures. Une serveuse alla à sa rencontre et, ne sachant pas très bien quelle attitude adopter, esquissa une sorte de révérence.
Soudain, les yeux du prêtre tombèrent sur Otto Wiegand et il poussa un véritable rugissement de joie.
En trois enjambées, il eut traversé la salle. Instinctivement Malko et Krisantem se levèrent, prêts à défendre l’Allemand. Mais le prêtre s’était arrêté à un mètre de lui, les bras tendus, le crucifix en bataille.
— Ossip, barrit-il. Mein lieber Ossip ! Dieu a permis que nous nous retrouvions enfin !
Pour retrouver quelqu’un à Skagen il fallait vraiment un hasard divin. Le prêtre imposant devait être branché en ligne directe sur le paradis.
L’Allemand s’était comme tassé sur sa chaise. Machinalement sa main droite étreignait le manche d’un couteau de table et Malko se dit qu’il valait mieux ne pas faire de mouvements brusques. L’étrange prêtre dut penser la même chose, car il continua ses démonstrations d’amitié à distance.