Выбрать главу

— Nous avons attendu le Ragona pour rien, reprocha-t-il. Pourquoi l’avoir quitté si vite ?

Propos très mondain. Avec un rien de tension, pourtant. Mais les phrases de l’homme paraissaient traverser Otto sans l’atteindre. Il n’avait d’yeux que pour la femme. Il tendit le bras pour lui saisir le coude, mais elle se dégagea d’un mouvement imperceptible. Ses merveilleux yeux bleus n’avaient plus aucune expression.

— Stéphanie, souffla Otto Wiegand, comment es-tu là ?

Il paraissait aussi terrorisé que ravi.

Elle posa son regard sur lui et dit d’une voix forcée et moqueuse :

— Je suis là, tu le vois, non ?

Elle avait l’accent guttural d’une Berlinoise de Tempelhof. D’un coup de reins, elle se cambra, faisant saillir sa poitrine ; un picotement agréable passa dans l’épine dorsale de Malko. Otto Wiegand s’avança et voulu la prendre dans ses bras.

— Stéphanie !

Cette fois, elle s’écarta brutalement avec une moue méprisante.

D’une voix trop aiguë, qu’il essayait de contrôler, Otto demanda :

— Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi me repousses-tu ? Je suis ton mari.

— Mon mari ?

Elle répéta le mot avec tant de dérision que Malko en fut gêné pour l’homme qui se trouvait devant lui. Si c’était là l’épouse aimante qui l’attendait sagement à Stockholm… Cette scène conjugale annonçait des catastrophes, il le sentait. Un peu à l’écart, l’homme aux cheveux blancs contemplait Otto Wiegand avec un mélange de mépris et d’amusement.

Au moment où l’Allemand faisait une nouvelle tentative pour prendre sa femme dans ses bras, il intervint dans la conversation, très mondain :

— Nous avons appris l’accident survenu à votre avion, mon cher Otto. C’est terrible, vous auriez pu vous noyer ! Heureusement que vous avez été recueilli par le Ragona… Stéphanie a voulu absolument venir avec moi à votre rencontre. Elle a hâte de retrouver son foyer avec vous. N’est-ce pas, Stéphanie ?

L’Allemande eut le sourire de deux crocodiles en train de se battre.

— Bien sûr. Ce pauvre Otto doit être si fatigué. Je vais le dorloter…

Ou lui coller un oreiller sur la figure jusqu’à ce qu’il crève. Belle nature. Un beau divorce en perspective pour cruauté mentale.

Tout en écoutant, Malko secouait sérieusement ses cellules grises. La situation était claire. Pour une raison encore ignorée, la femme de Wiegand était passée à l’ennemi. L’homme aux cheveux blancs était à coup sûr un agent de l’Est, connu de Otto, d’ailleurs. Grâce à la belle Stéphanie, il allait tenter de faire rentrer au bercail en douceur la brebis égarée.

À voir l’expression avec laquelle Otto regardait sa femme, la partie n’allait pas être facile.

L’Allemand avait retrouvé un semblant de sang-froid. Lui aussi avait compris. Dès la première seconde, mais tout son être se révoltait contre la réalité. Il vint se coller presque contre la jeune femme qui, cette fois, ne bougea pas. Malko put voir les narines dilatées d’Otto respirer son parfum. Avec un peu de chance, il allait sauter sur elle et lui faire l’amour dans la réception. Au Danemark, cela ne choquerait personne. Deux veines battaient follement sur son front.

Il était visiblement fou de cette fille et il était difficile de lui jeter la pierre. Et dire que Malko l’imaginait comme une horrible maritorne. Cela n’aurait pas posé les mêmes problèmes.

Visage contre visage, il interpella sa femme à voix basse :

— Tu ne m’aimes plus, Stéphanie ! Tu sais ce qu’ils me feront si je retourne là-bas. C’est toi qui voulais vivre à l’Ouest, profiter de ta jeunesse. Pourquoi as-tu changé d’avis ?

Elle ne répondit pas. Mais le ton d’Otto était si suppliant que l’employé de la réception leva la tête, surpris. Soudain une voix musicale retentit derrière Malko :

— Que se passe-t-il, mon cher Ossip ?

Onctueux comme un fût d’huile d’olive, la bedaine en avant, les oreilles tremblotantes, le Père Melnik dévisageait le groupe avec aménité. Il ne manquait plus que celui-là. Otto lui adressa un pâle sourire plutôt forcé.

— Merci, Joseph, tout va très bien. J’ai seulement retrouvé des amis. Nous bavardons.

— Ils sont les bienvenus à notre table, fit la belle voix douce du prêtre. Bénis soient les amis de mon ami.

Fendant le groupe, il entraînait déjà Stéphanie qui en eut un haut-le-corps de surprise. Otto suivit, ainsi que Malko, et l’inconnu à cheveux blancs. Au moment de s’asseoir, ce dernier tendit une main sèche et parcheminée à Malko.

— Je m’appelle Boris Sevchenko, dit-il en allemand.

— Je suis le prince Malko Linge, répliqua Malko sans commentaires.

De toute façon, ils savaient parfaitement à quoi s’en tenir l’un et l’autre. Les serveuses apportèrent un nouveau plateau de smorrebrod.

Il n’eut pas grand succès. Pas plus que le poisson d’ailleurs. À part le Père Melnik et Lise, pas un des convives ne touchait à son assiette.

Otto ne détachait pas les yeux de sa femme. Celle-ci avait retiré la veste de son tailleur et exhibait une poitrine à faire damner de plus saints hommes que le Père Melnik. Soudain elle découvrit sur la table un plat de harengs et, oh ! horreur, commença à s’en empiffrer. Les serveuses l’admiraient, ravies. Enfin quelqu’un qui avait du goût…

Ayant à lui tout seul englouti un plateau entier de smorrebrod, le Père Melnik semblait très à son aise. Il se pencha vers Malko et lui dit sur le ton de la confidence :

— J’espère avoir le temps de stopper à Copenhague à mon retour, pour visiter l’église du bon évêque Absalon. Voilà un homme qui savait défendre le saint nom de Dieu !

Effectivement. L’évêque Absalon avait monté vers le XIIIe siècle une petite Inquisition à lui dont on parlait encore sept siècles plus tard.

Soudain, son dernier hareng avalé, Stéphanie se leva de table après avoir enveloppé Malko d’un long regard caressant et annonça à la cantonade :

— Je vais me reposer.

Otto Wiegand était déjà debout. Malko surveilla Boris du coin de l’oeil, mais le Russe ne broncha pas. Il l’imita. Lise se pencha à son oreille :

— Qui sont ces deux-là ?

C’est surtout Stéphanie qui l’inquiétait. Redoutable concurrente en vue.

— D’ex-amis de notre ami. Donc des ennemis.

— Des ennemis ?

La douce Lise tombait des nues. Habituée à classer des dossiers de touristes, elle était à cent mille lieues des barbouzes. Un peu agacé, Malko précisa :

— Si vous préférez, des agents de l’Est désireux de récupérer Otto Wiegand.

— Oh !

Si Boris avait bondi sur elle, un couteau entre les dents, elle n’aurait pas été autrement étonnée. Quant à Krisantem, il se félicitait d’avoir désobéi à Malko en emportant ses outils de travail… La tête de Boris ne lui revenait pas et il sentait l’atmosphère se tendre fâcheusement.

Otto Wiegand réapparut pour le café. Il avait vieilli de dix ans. Les traits s’étaient affaissés et ses yeux étaient striés de veinules rouges. Boris le regarda ironiquement, se leva, et prit congé d’un signe de tête.

Pour éviter l’ineffable Père Melnik, Malko prit Otto Wiegand par le bras et l’entraîna. L’Allemand se laissa faire sans résister. Ils sortirent et prirent le chemin de l’annexe. Il avait cessé de pleuvoir et un timide soleil apparaissait entre les nuages.

— Alors ?

Malko dut répéter deux fois sa question. Otto Wiegand sursauta et laissa tomber d’une voix éteinte :

— Stéphanie m’a trahi. Ils veulent que je revienne là-bas. Ils disent qu’ils me pardonneront.