Malko haussa les épaules.
— Vous n’êtes pas un enfant. Vous savez ce qui se passera.
— Oui, je sais.
Il disait oui, mais n’y croyait pas vraiment. Ses yeux bleus s’étaient couverts d’une taie incolore qui leur ôtait tout éclat.
— Qui est-ce, Stéphanie ?
Comme soulagé, Otto n’arrêta plus.
— Elle travaillait comme secrétaire dans mon service. Une Berlinoise. Puis je l’ai épousée. Je suis fou d’elle. Vous l’avez vue ? Jusqu’ici elle était si gentille. Tenez, elle faisait même la cuisine, elle me disait qu’elle était amoureuse de moi…
Les individus les plus forts ont toujours des failles. Celle d’Otto était sans fond. Quand un homme de son âge rencontre une fille comme Stéphanie, il n’y a plus qu’à prier pour lui.
— Et Boris ?
— C’est un Russe, mon homologue dans mon service. Je le considérais comme un ami…
— Bon, conclut Malko. Il faut raisonner un peu.
» Ici, tant que je suis avec vous, vous ne risquez pas grand-chose. Ils ne vous enlèveront pas et je ne pense pas qu’ils tentent de vous supprimer. Vous êtes dans un pays neutre et ils ne s’amuseraient pas à cela, étant donné la protection que vous offrent les Danois.
» Ne changeons rien à nos plans. Dès que les Danois vous donneront le feu vert, prenez le premier avion pour les USA.
— Mais si je pars, je ne reverrai plus Stéphanie, fit piteusement Otto Wiegand.
— Vous avez encore envie de la voir, après ce qu’elle vous a fait ?
L’Allemand préféra ne pas répondre. Malko comprit qu’il n’en obtiendrait rien en le prenant de front.
— Voyons, demanda-t-il. Comment Stéphanie vous a-t-elle expliqué sa trahison ?
— Boris l’aurait avertie qu’on me soupçonnait de contacts avec l’Ouest. L’affaire Rinaldo. Elle aurait accepté de me surveiller. Elle a été dégoûtée de ma trahison après ce que le Parti a fait pour moi. Elle est très intègre, très bonne communiste.
La situation n’aurait pas été si tragique, il y aurait eu de quoi se tordre de rire. La pulpeuse Stéphanie en patriote… Il fallait être amoureux fou comme Otto pour y croire…
Malheureusement il y croyait.
— Ils vous fusilleront, si vous repartez, dit sèchement Malko. Et, de toute façon, vous perdrez Stéphanie, qui m’a l’air d’une belle garce.
Otto ne répondit pas. L’image de Stéphanie rampait à travers ses circonvolutions cérébrales. À son petit cinéma personnel, il se passait et se repassait leurs dernières heures d’intimité. Une semaine plus tôt.
Il n’arrivait pas à croire que tout cela était fini. Brusquement, il se rendait compte qu’il avait besoin de Stéphanie, comme de respirer ou de boire.
Il se mentait à lui-même, se jurant que s’il passait une seule nuit avec elle, il serait assouvi, vengé, qu’il partirait sans se retourner. Ce n’était évidemment pas vrai, mais cela, seuls les recoins les plus profonds de son subconscient le savaient.
Malko le regardait avec attention, cherchant à deviner ses pensées.
L’effroyable odeur de poisson s’infiltrait jusqu’au fond de leurs poumons. Malko demanda :
— Que voulez-vous faire ?
— Je voudrais gagner du temps, supplia l’Allemand. Tenter de la reprendre. Elle doit être influencée par Boris. Il faudrait les séparer…
« Autant séparer deux soeurs siamoises », se dit Malko in petto.
— Aidez-moi, supplia Otto Wiegand. Après tout, vous disposez de moyens considérables et je suis sûr qu’elle m’aime encore…
L’aveuglement à ce degré, cela mérite la Légion d’honneur.
Malko soupira. Ça recommençait. Au lieu de la mission paisible, il avait en perspective un kidnapping accompagné de violences obligatoires sur Boris, le tout au nez et à la barbe des autorités danoises…
— Vous savez que le Danemark n’est pas une colonie américaine, expliqua-t-il gentiment. Et je n’ai pas l’impression que votre ami Boris soit du genre à se laisser faire…
» À propos, le Père Joseph Melnik, vient-lui aussi vous ramener au bercail ?
Otto Wiegand secoua la tête.
— Non, il n’a rien à faire dans cette histoire. Il ne sait même pas que je suis marié… Maintenant, je voudrais me reposer. Je vais aller dans ma chambre…
Malko le laissa partir. À cause des Danois, Boris ferait attention, mais il fallait se méfier des entourloupettes. En attendant, ils étaient bloqués à Skagen. De quoi se transformer en putois. La solution logique consistait évidemment à enlever la belle Stéphanie. Là où elle irait, Otto Wiegand suivrait.
Malko repartit vers l’hôtel. Lise et Krisantem l’attendaient dans le minuscule salon attenant à la salle à manger. Un des deux « lodens » était plongé dans des mots croisés.
— Lise, dit Malko, j’ai besoin de votre aide. Voilà ce qui se passe.
Il lui résuma toute l’histoire.
— Vous allez filer à Copenhague, ordonna-t-il, afin qu’on demande des instructions à Washington. Je ne veux pas m’amuser à téléphoner une histoire pareille ; revenez aussi vite que possible.
Lise était folle d’excitation.
— Vous êtes sûr que je peux partir, qu’il ne se passera rien ? demanda-t-elle. Cela m’ennuie de vous laisser seul.
Malko l’assura qu’il avait la situation solidement en main, ce qui était un affreux mensonge.
La guerre des nerfs commençait. Otto Wiegand avait parfaitement compris le dilemme. C’était ou sa belle garce ou sa peau. Avec une chance honnête de perdre les deux. Et Malko aurait bien voulu savoir pourquoi le bon Joseph Melnik était accouru jusqu’à Skagen pour embrasser un vieux camarade d’infamie.
Chapitre VII
Étendu sur son lit dans le noir, Otto Wiegand sentait sa raison le quitter petit à petit. Depuis qu’il avait quitté Malko, il n’avait pas bougé. La nuit était tombée et il entendait le battement des vagues sur la plage, ainsi que les bruits de l’hôtel. Ni Boris, ni Stéphanie ne s’étaient manifestés.
Ils attendaient, sûrs d’eux.
Otto avait beau tourner et retourner tous les éléments du problème, il ne trouvait pas de solution. Quelque chose d’irrationnel faussait toutes les analyses. À la seule idée de perdre Stéphanie, son cerveau se détraquait. Pour se tester, il l’imaginait pâmée, satisfaite, entre d’autres bras que les siens. C’était à la fois atroce et délicieux. Mais le fantasme évanoui, il se retrouvait au même point. Il avait beau savoir que Malko avait raison, qu’avec de l’argent et la liberté il retrouverait d’autres femmes, il n’arrivait pas à se décider.
Même la solution de l’enlèvement n’en était pas une. Personne ne pouvait la forcer à l’aimer… Et, au fond de lui-même, il avait toujours deviné son effroyable dureté.
Le téléphone intérieur bourdonna.
— On vous attend à la salle à manger, annonça l’employé du bureau.
Otto Wiegand n’avait pas faim. Mais c’était une occasion d’apercevoir Stéphanie. Il eut un petit choc au coeur en entrant dans la salle à manger. Boris était là, mais pas Stéphanie. L’Allemand s’assit entre Malko et Krisantem. Tout seul à une table, le Père Melnik broyait du noir. À l’écart, les deux « Lodens » broutaient des smorrebrod comme si leur vie en dépendait.
Stéphanie apparut cinq minutes plus tard. Otto en resta la cuillère en l’air. Depuis qu’il la connaissait, jamais elle n’avait été si belle. Les somptueux cheveux blonds tombaient en cascade sur les épaules nues. Sa robe ultracourte de dentelle noires semblait avoir été cousue sur elle.
Stéphanie eut un sourire éblouissant à l’égard de Malko et se dirigea en ondulant vers la table de Boris Celui-ci se leva et lui baisa la main.