Il repoussa la fenêtre et son sourire s’effaça d’un coup. Il venait de se remémorer l’expression du prêtre tandis qu’il déjeunait avec Otto Wiegand. Cruelle et implacable.
Déjà les deux silhouettes s’éloignaient. De ce côté-là, c’était absolument désert… à part de rares couples d’amoureux. Malko jaillit de sa chambre, dévala l’escalier de bois, et prit le sentier menant à la plage. Arrivé sur le sable, il s’arrêta. Le Père Melnik et la jeune femme avaient disparu. Marchant le long des arbustes qui bordaient la plage, se dissimulant de son mieux, Malko partit dans la direction où il les avait vu s’éloigner.
Il s’arrêta au bout de deux cents mètres et écouta. Le grondement des vagues et les cris aigus des mouettes formaient un fond sonore assez intense.
Saisi d’une brusque angoisse, Malko se mit à courir. La plage s’étalait à perte de vue devant lui, sans personne. Où étaient donc Yona et le prêtre ?
Malko courut près d’un kilomètre, puis s’arrêta épuisé. Son poumon droit le brûlait, souvenir de la balle reçue à Hong-Kong. Un voile noir passa devant ses yeux et il pensa s’évanouir. Il se persuada que ses craintes étaient ridicules. Le prêtre devait tenter de la dissuader de ses mauvaises intentions…
Il reprit le chemin de l’annexe en marchant normalement cette fois, cherchant à discipliner les battements de son coeur.
Le bas de la soutane entre les dents afin d’avoir le libre usage de ses jambes, le Père Melnik était en train d’achever son oeuvre de dissuasion.
Assis à cheval sur Yona Liron, il lui maintenait la tête dans le sable. Certes, cela n’avait pas été facile ; elle s’était débattue furieusement, mais il était beaucoup plus fort qu’elle. Il avait hésité à la violer avant, pour faire plus vrai, mais avait conclu que cette formalité pourrait avantageusement être accomplie après la mort, ce qui le déchargerait d’un péché supplémentaire.
Ça l’aurait gêné de se présenter devant son Créateur chargé d’un péché contre la chair…
L’élimination de Yona était apparue à son esprit cartésien comme la solution logique après le récit de l’Allemand. Elle était pour l’instant la seule personne à mettre réellement en danger son magot, puisque aucun des autres n’en voulaient immédiatement à la vie d’Ossip Werhun. L’exécution avait été facile. Il avait abordé la jeune femme à la sortie de la salle à manger, plein d’onction, et lui avait proposé une courte méditation.
On retrouverait son corps étranglé et violenté sur la plage et aucun Danois digne de ce nom n’irait soupçonner un homme de Dieu.
Malko était passé à quelques mètres de lui. Heureusement, c’était à un moment où sa victime ne se débattait pas. Dissimulé entre les branchages, le Père Melnik vit revenir la silhouette en alpaga bleu et décida de faire un dernier effort. Serrant sa soutane entre ses dents à la déchirer, il appuya de toutes ses forces sur la nuque devant lui. Yona griffait profondément le sol devant elle, cherchant une prise. La poussée du père eut l’effet exactement opposé à ce qu’il attendait.
Le sursaut d’agonie de la jeune femme fut si violent qu’elle désarçonna le prêtre qui tomba lourdement sur le côté. La bouche ouverte, elle aspirait désespérément de l’air sans pouvoir crier. Elle tenta d’aveugler son adversaire en lui jetant une poignée de sable dans les yeux, mais rata son but et le sable partit sur la plage. Évitant les griffes de Yona, le Père Melnik replongea sur elle et lui remit la tête dans le sable. Tout était à recommencer, mais, cette fois, il la tiendrait jusqu’au bout. Heureusement, la végétation les dissimulait et si on les apercevait de loin, on croirait à un couple en pleine fornication.
Malko marchait les yeux baissés en contrôlant sa respiration pour effacer la brûlure qui lui déchirait la poitrine. Le soleil était haut ce qui lui chauffait agréablement le dos. De l’autre côté de la plage, des jeunes gens se baignaient déjà.
Il passa une tache de sable plus sombre que celui de la plage sans y prêter attention, puis, s’arrêta, pris d’une inspiration subite.
Cette tache n’y était pas cinq minutes plus tôt, il en était sûr. Malko avait une mémoire visuelle fabuleuse. Il pouvait apercevoir quelqu’un le temps d’un éclair et s’en souvenir trente ans plus tard. Tout en courant sur la plage, ses yeux analysaient le paysage autour de lui. Et cette tache n’y était pas.
Revenant sur ses pas, il s’accroupit et l’examina, prenant quelques grains dans sa main. C’était du sable beaucoup plus foncé, humide.
Cela ne pouvait venir que d’un seul endroit : les bouquets d’arbres touffus à quelques mètres de lui. Intrigué, il se baissa et s’engagea sous la verdure.
Trois mètres plus loin, il se heurta presque au crâne du Père Melnik dont les oreilles gélatineuses tremblaient sous l’effort. Malko vit ses grosses mains disparaissant dans les cheveux acajou et comprit immédiatement.
Dans son existence aventureuse, il avait rarement eu envie de tuer. Mais cette fois, il saisit le prêtre à la gorge avec une joie profonde. Melnik avait compris lui aussi. Instantanément, il lâcha le cou de Yona et chercha à se défaire de l’étreinte de Malko. Mais celui-ci serrait à faire craquer toutes ses cicatrices, animé d’un seul désir : tuer. Empêtré dans sa soutane, le prêtre perdit quelques précieuses secondes. À son tour, il étouffait, les deux pouces de Malko enfoncés dans ses carotides.
À quatre pattes, Yona récupérait, essuyant le sable de sa bouche et de ses yeux.
Fiévreusement, Melnik fouilla sa ceinture et en tira un poignard recourbé, vieux souvenir de l’Ukraine. Malko ne pouvait le voir. Le prêtre chercha l’endroit où enfoncer la lame. Il se moquait des conséquences. Il aurait toujours le temps de filer du Danemark.
Il avait oublié Yona. Elle vit toute la scène, voulut prévenir Malko mais ne parvient à arracher qu’un faible gargouillis à sa gorge.
Alors, elle rampa jusqu’au prêtre, envoya la main entre ses jambes et fit ce qu’on lui avait appris à l’école de close-combat de Tel-Aviv.
Le hurlement du Père Melnik fit s’enfuir certaines mouettes jusqu’en Islande. Tout à coup, la pression des pouces de Malko sur sa carotide lui parut douce à côté des insupportables ondes de douleur qui partaient de son ventre. Il eut une convulsion de possédé et roula sur le côté, évanoui.
Malko et Yona se relevèrent en silence. Le Père Melnik était agité de soubresauts comme une chenille coupée en deux. La jeune Israélienne s’approcha et soigneusement visa une des énormes oreilles transparentes avec le bout de sa chaussure. Le prêtre sursauta sous la douleur. Yona fit le tour de sa tête et fit subir le même traitement à l’autre oreille. Puis visant l’oeil gauche, elle continua. Mais il bougea et la pointe frappa l’arcade sourcilière.
Malko retint Yona qui avait déjà le pied levé.
— Attendez, vous allez le tuer.
Elle était encore si enrouée qu’elle mit plusieurs secondes avant de répondre d’une voix éraillée :
— Bien sûr que je vais le tuer ! Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— À moi, rien, répliqua Malko. Mais je ne voudrais pas que les autorités danoises se posent trop de questions à notre sujet et nous expulsent purement et simplement… Je vous demande de ne plus le frapper.
Le visage bouffi de larmes de la jeune femme était plein d’égratignures. À contrecoeur, elle fit :
— Bon. Vous m’avez sauvé la vie. Mais j’aurais dû serrer plus fort, je le tuais. Merci.
Elle s’éloigna. Malko la regarda partir, songeur. Quelle bonne femme en acier ! Après avoir échappé à une mort affreuse quelques minutes plus tôt, elle était déjà remise.