Otto Wiegand ne poussa même pas un gémissement, s’affala sur place comme un sac. Prestement, le prêtre le chargea sur son épaule et ouvrit la porte d’un coup de pied.
Son plan avait le mérite de la simplicité. Il emmenait Otto jusqu’à Aalborg. Et, de là, dans un tranquille couvent ami, à Copenhague. Là, il laisserait les choses se calmer. Et ses hôtes le feraient sortir du pays le moment venu, avec Otto. Ils avaient rendu des services plus délicats. On doit s’entraider entre confrères.
Loin de Stéphanie et de son influence maléfique Otto reprendrait une attitude plus normale…
L’employé de la réception ouvrit de grands yeux devant l’étrange spectacle. Le Père Melnik sourit gracieusement et lui dit en croate :
— Que Dieu vous ait en sa sainte garde.
Ce qui laissa l’autre de marbre. Déjà le prêtre déposait le corps de son ami dans le taxi dont le chauffeur tenait la porte obligeamment ouverte, comme cela se fait au Danemark.
Otto grogna, mais ne se réveilla pas.
— En avant, ordonna le prêtre. Je suis très pressé.
Il fit le tour de la voiture pour monter à côté du corps inerte.
Juste pour se trouver nez à nez avec Boris Sevchenko. Le Russe ne souriait pas du tout. Les mains dans les poches de sa veste, il contemplait le Père Melnik avec un dégoût non dissimulé. Il interpella le prêtre en allemand :
— Que faites-vous ? Sortez immédiatement Otto de cette voiture…
Onctueux, le Père Melnik glissa les deux mains dans sa large ceinture. Tuer un communiste ne pouvait lui valoir qu’une indulgence plénière… Déjà son poing s’était refermé sur la lame qui avait failli ouvrir Malko en deux…
Sagement, le chauffeur attendait derrière son volant.
Boris sentit le danger. Il recula de cinquante centimètres environ et sa main droite sortit à demi de sa poche. Le Père Melnik aperçut la crosse d’un pistolet.
— Si vous avez un geste maladroit, avertit Boris d’une voix douce, je vous tire une balle dans chaque genou. Vous marcherez dans une petite voiture pour le restant de vos jours.
Dites d’un ton posé, ce sont des choses qui font réfléchir. Le religieux n’ôta pas les mains de sa ceinture, mais ne bougea pas non plus.
— Je ne veux aucun mal à notre ami commun, affirma-t-il. J’ai seulement besoin de lui pour une petite formalité. Vingt-quatre heures au maximum. Ensuite, je vous le renvoie.
Boris eut un sourire poli et froid.
— Ne me prenez pas pour un imbécile, je ne sais même pas si vous êtes un véritable prêtre. Cela m’étonnerait d’ailleurs… En tout cas, vous allez remporter Otto dans sa chambre et vous tenir tranquille. Sinon…
— Sinon ?
— Je fais comme je vous ai dit. D’ailleurs vous êtes stupide. Les Danois vous auraient rattrapé au bout d’une heure.
Pas sûr. Les deux Lodens étaient partis pour une longue promenade matinale sans aucune inquiétude.
Jamais le Père Melnik ne se maudit autant de n’avoir pas abattu Boris Sevchenko par surprise, avant toute chose. Il avait perdu et il le savait. Jamais le Russe ne le laisserait emmener Otto.
Dégoûté, il haussa les épaules. C’était dur de gagner sa vie. Il fit dignement :
— Prenez-le, vipère communiste. Vous grillerez dans les flammes éternelles.
Feignant de vouloir rentrer dans l’hôtel, au moment où il passait devant Boris, il lui fit brusquement un croche-pied doublé d’un vigoureux coup d’épaule. Déséquilibré et surpris, le Russe tomba lourdement sur le sol. Méchamment, le Père Melnik envoya le pied droit à toute volée, priant le Seigneur de toucher une partie vitale…
Hélas ! Boris avait roulé sur lui-même et le pied ne rencontra que l’air.
Presque aussitôt, il y eut un sifflement léger et un éclat de bois vola tout près de la tête du religieux ; celui-ci s’immobilisa aussitôt. Il savait reconnaître un pistolet équipé d’un silencieux. Celui du Russe l’était particulièrement. Plus court que les armes habituelles, il était braqué droit sur le ventre du Père Melnik.
La scène s’était passée si vite que le chauffeur de taxi, plongé dans le Politiken ne s’était même pas retourné.
Boris Sevchenko se releva lentement, sans quitter son adversaire des yeux. Puis il s’approcha de lui et, brutalement, lui expédia un coup violent avec le canon du pistolet en plein dans le ventre, avant de rentrer l’arme.
Le Père Melnik lâcha un gémissement rauque et se plia en deux.
— Ne recommencez jamais cela, souffla Boris. Ou vous y laisserez votre vie.
Il s’approcha du taxi. Otto avait presque repris connaissance et gémissait faiblement. Boris le tira hors de la voiture. La tête de l’Allemand se cogna au montant et il se réveilla complètement. Boris en profita pour passer son bras sous ses aisselles et le faire rentrer au Scandia. Médusé, le chauffeur de taxi sortit de son Opel et s’arrêta pile devant le Père Melnik plié en deux, les deux mains au ventre.
— Vous avez un malaise, mon père ? demanda-t-il en danois.
— Ce chien, je lui arracherai les yeux, gronda le religieux en croate.
Les deux hommes se sourirent, se comprenant parfaitement. C’est le moment que choisit Krisantem pour sortir sur le pas de la porte. Il avait assisté sans comprendre à la dernière partie de la bagarre. Un homme qui tenait tête à Boris ne pouvait que lui être sympathique.
Aussi s’approcha-t-il du religieux et commença-t-il à l’épousseter respectueusement.
— Vous vous êtes fait mal, mon père ? demanda-t-il en allemand.
Ravi de tant de considération, le Père Melnik lâcha le chauffeur de taxi, lui glissa un billet de dix couronnes et s’accrocha au bras de Krisantem.
— J’ai été attaqué par une canaille communiste, grogna-t-il. Venez, je vous offre un verre d’aquavit.
Krisantem ne buvait pas d’alcool, mais il n’osa pas refuser une invitation aussi sainte. Les deux hommes s’assirent dans le bar minuscule de l’hôtel.
Après avoir lapé son aquavit, le Père Melnik fit disparaître celle de Krisantem et en commanda un troisième pour effacer son indignation. Réchauffé par l’alcool, il regarda le Turc avec de plus en plus de sympathie…
L’alcool le rendait lyrique.
— Ah ! mon cher, fit-il en lissant la soie de sa soutane, quel dommage que nous ayons perdu la guerre ! Cette racaille communiste n’existerait plus. Si vous nous aviez vus en Yougoslavie, en 1944, porter la parole de Dieu.
» Nous en avons brûlé des villages de mécréants qui refusaient la vraie foi !
L’oeil de Krisantem brilla. En bon Turc, il considérait comme normal de massacrer les Arméniens à intervalles réguliers. Aussi un spécialiste de pogrom éveillait-il chez lui des souvenirs ravis…
— Qu’y avait-il dans ces villages ? demanda-t-il. Des Arméniens ?
Mais le père était plongé dans son rêve : il secoua le Turc par la manche.
— Si mon chef bien-aimé, le poglovnik Pavelitch avait eu les moyens, nous aurions pacifié la Yougoslavie tout entière, affirma-t-il.
— Mais les Arméniens ? insista Krisantem, gourmand, ils résistaient beaucoup ?
— Les Arméniens ?
Le Père Melnik fouilla sa mémoire.
— Je ne me souviens pas des Arméniens. Il devait y en avoir quelques-uns… mais vraiment, je ne me souviens pas…
De ce moment la conversation perdit tout intérêt pour Krisantem. Il n’avait jamais compris que l’on massacrât autre chose que des Arméniens…
Quelques minutes plus tard, il se leva et, après avoir salué poliment le prêtre, il alla rendre compte à Malko de l’incident.
Dans la chambre de l’Allemand, cela allait très mal. Boris giflait méthodiquement Otto Wiegand. La tête de ce dernier ballottait à droite et à gauche, sans réaction. Le Russe cessa aussi brusquement qu’il avait commencé et alluma une cigarette, regardant avec un mépris infini Otto, l’homme qui pouvait faire fusiller qui il voulait d’un simple claquement de doigts… Il avait suffi de cinquante-cinq kilos de chair humaine dans un joli sac d’épithélium pour en faire une loque… Quelle idée géniale il avait eu de lui mettre cette Stéphanie dans les bras ! Au début, il s’agissait seulement de le surveiller, d’abord parce qu’on n’avait jamais totalement oublié son passé et aussi parce que tous les chefs importants de la police secrète communiste avaient ainsi un « contre-agent » qui vivait dans leur intimité et rendait compte par l’intermédiaire d’inférieurs hiérarchiques à de lointaines autorités toutes-puissantes. Parfois, ils ne se découvraient jamais…