Parfois aussi, ils évitaient de graves trahisons, comme dans le cas d’Otto. Un homme qui avait dissimulé son jeu pendant vingt-trois ans.
Maintenant, il fallait achever de conditionner sa victime et ensuite l’entraîner à Copenhague, le seul endroit où la seconde partie de son plan pouvait se dérouler… Au nez et à la barbe des Américains et des Danois.
— Vous avez failli ne jamais revoir Stéphanie, dit-il calmement à Otto Wiegand.
— Je ne me suis pas sauvé, protesta faiblement l’Allemand.
Il était brisé, ne voulait pas discuter avec cet homme froid et implacable qui avait le pouvoir de le faire tellement souffrir.
— Vous allez être puni, annonça sentencieusement Boris Sevchenko. Il faut que vous compreniez vos erreurs. Je pensais que la petite séance d’hier soir vous avait suffi… Puisqu’il n’en est rien, la leçon va reprendre ce soir, avec, disons, quelque chose de plus complet…
Otto Wiegand se dressa sur son lit.
— Non…
— Vous pouvez vous éviter cette petite épreuve, fit Boris, faussement bonhomme. Il vous suffit de me suivre.
Otto secoua la tête.
— Vous ne m’aurez pas ainsi, Boris, je sais ce qui m’attend si vous m’emmenez. J’ai instruit moi-même assez de procès de traîtres.
Le Russe se leva.
— Alors, tant pis pour vous. Mais je vous promets que vous vous souviendrez toute votre vie de la Saint-Jean. Si vous ne vous suicidez pas avant l’aube…
Sur ces réconfortantes paroles, il quitta la pièce, fermant doucement la porte derrière lui. Il avait horreur de la violence, Boris, préférant de beaucoup la contrainte psychologique qui avait des effets plus durables et plus sûrs.
Resté seul, Otto Wiegand recommença à divaguer. Il ne savait que trop ce qui l’attendait dans quelques heures. Lui aussi avait entendu parler de la Saint-Jean et devinait facilement le plan de Boris. Pour ce genre de danger, il ne pouvait pas demander de protection à Malko. Il était seul, désespérément seul.
Il pouvait aussi faire cesser son supplice. Il suffisait de prendre l’avion. Tout comme un grand malade souffrant le martyre peut toujours se suicider…
Tel était le dilemme d’Ossip Werhun devenu Otto Wiegand.
À force de ressasser ces sombres pensées, il finit par se dire que, sans cet imbécile de Père Melnik, Boris ne l’aurait pas torturé davantage. Ce qui était totalement faux. Mais il avait besoin de se bercer d’illusions. Peu à peu une effroyable colère contre le prêtre l’envahit. Lui qui, jadis, aurait égorgé un vieillard pour dix marks, trouvait déplacé l’insistance du religieux à toucher ses vingt-cinq millions de dollars.
À voix basse, il commença à l’injurier, comme s’il se trouvait dans la pièce.
C’est le moment que choisit le saint homme pour passer la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Otto, souffla-t-il. Tu vas mieux ?
Comme s’il ne l’avait pas assommé lui-même.
L’Allemand ne répondit pas. Il bondit de son lit et saisit le prêtre par le devant de sa soutane. Surpris, Melnik se laissa propulser au milieu de la pièce et resta là, les bras ballants.
Décidément, ce n’était pas son jour.
— Salaud, fit Otto, tu m’as fait avoir des ennuis. Je t’ai dit de me foutre la paix avec ton fric.
Le Père Melnik n’eut pas le temps de répondre. Déjà le poing de l’Allemand s’écrasait sur son visage.
Ce fut un vrai massacre. L’Allemand tapait comme un sourd, visant les oreilles et le nez. Au troisième coup, le visage de son adversaire fut couvert de sang. Lui cognait en pensant à Stéphanie. Excellent défoulement.
La belle soutane fut bientôt éclaboussée de sang. Melnik rendait mollement les coups. Il avait peur de se brouiller définitivement avec cet homme irremplaçable pour lui. C’était bien la première fois de sa vie qu’il observait une attitude aussi profondément chrétienne…
Quand Otto fut las de frapper, il ouvrit la porte et poussa le prêtre dehors d’une bourrade. Le religieux alla s’écraser contre le mur d’en face, faisant trembler les cloisons sous ses cent kilos.
Il laissa la porte se refermer et repartit lentement vers sa chambre, en essuyant le sang de son visage grâce à une pochette de soie mauve, cadeau d’un archevêque de la curie. Lui aussi commençait à emmagasiner une sacrée quantité de haine… Si seulement il avait cette signature…
Au Scandia, chacun se préparait à la Saint-Jean à sa façon. Les filles du personnel repassaient leur plus belle robe et se coiffaient, ce qui désorganisait complètement le service. Mais les Danois s’en moquaient. Il n’y a qu’une Saint-Jean par an.
Dehors, les marins empilaient le bois sur l’emplacement du feu, qui devait durer toute la nuit. Ils avaient choisi un endroit dans un champ pas trop loin de la plage, un peu au nord du village. D’épais buissons entouraient le site, permettant de faciles rencontres.
Dans sa chambre, Malko contemplait la photo de son château. Il aurait donné cher pour s’y trouver avec Alexandra. Il ne savait plus comment se dépêtrer de cette mission en principe gagnée d’avance. Krisantem et les deux gorilles ne lui étaient d’aucune utilité dans la guerre menée par Boris. Il suivait les progrès de l’intoxication sur le visage d’Otto Wiegand.
Un coup de force étant exclu, il ne restait plus qu’à prier.
Stéphanie se maquillait devant une coiffeuse improvisée. Elle se trouvait belle. Elle savait le rôle que Boris lui avait assumé pour la soirée et cela ne lui déplaisait pas.
Chapitre XI
La pornographie avait beau être en vente libre au Danemark depuis quelques mois, l’orchestre laissa échapper quelques fausses notes lorsque Stéphanie apparut dans la clarté du feu.
Elle dansait toute seule, avec la sûreté d’une strip-teaseuse professionnelle, sur une vague samba, lançant son ventre en avant, tournant furieusement ses hanches, bien plantée sur ses longues jambes. Sa mini-jupe de cuir marron mesurait exactement vingt sept centimètres de haut. Chaque mouvement brusque découvrait le slip blanc de la jeune femme.
Ses seins en poire, un peu lourds, n’avaient pas besoin de soutien-gorge. Son pull de fin cachemire blanc semblait phosphorescent tant il attirait les regards.
Ceux des mâles du moins. Car une bonne poignée d’âmes pures et féminines priaient avec intensité pour que la belle Stéphanie se transformât sur-le-champ en statue de sel ou en petit tas de cendres. Au choix.
Maladroit comme un saint-bernard, le jeune Danois amant de Stéphanie tentait de suivre sa danse endiablée.
Sans trop d’illusions.
Dans tout le Danemark, la sarabande commençait. Il n’y avait plus de classes sociales, plus de soucis, plus d’entraves. Jusqu’à la prochaine aube, tout était permis.
À Skagen, le feu de la Saint-Jean crépitait depuis une heure. Dans l’hôtel Scandia, déserté, Boris Sevchenko sirotait tranquillement un thé vert dans le petit fumoir.