Au même instant une longue flamme éblouissante jaillit de l’endroit où se tenait Krisantem. La lueur éclaira l’homme accroupi avec le fusil d’assaut. C’était un civil portant un chapeau à larges bords. Puis les flammes l’entourèrent et il lâcha son arme dans une futile atteinte pour éteindre le feu qui brûlait ses vêtements.
Son hurlement glaça le sang de Malko.
L’homme se roulait par terre pour tenter d’éteindre les flammes. La main de Krisantem cracha encore un jet de feu et il ne bougea plus.
La sirène s’arrêta et Malko entendit un bruit de moteur : la chalutier levait l’ancre. Il se glissa hors de la voiture. Krisantem avait déjà rampé jusqu’à l’autre véhicule et le tenait sous le feu de son parabellum et de son lance-flammes.
Il y eut un grincement d’ancre et le chalutier manoeuvra très rapidement. Deux minutes plus tard, il virait de bord et s’éloignait, obéissant certainement à des ordres préalables. Malko rejoignit le Turc plié en deux.
Stéphanie et Otto étaient serrés l’un contre l’autre sur la banquette arrière de la grosse voiture noire qui se révéla être une Opel Kapitan.
Ils ne dirent pas un mot, choqués par le combat. Ce n’était pas le moment des explications. Malko referma la portière à la volée.
Krisantem poussa dans l’eau le cadavre de l’homme au fusil, avec son arme.
— L’autre voiture, dit Malko.
Lise en sortit avec peine, étourdie. Les deux hommes, en dépit des pneus crevés, parvinrent à pousser la Mercedes dans la mer à un endroit où le muret de pierre s’interrompait. Elle disparut immédiatement. Cela retarderait les recherches de quelques heures. Ils revinrent en courant à l’Opel. Krisantem stoppa quelques secondes pour balayer le plus possible de douilles.
Malko prit le volant et fit demi-tour.
Dans le Churchill Parken, ils croisèrent une Volvo noire et blanche de la police. Les policiers ne trouveraient pas grand-chose : une grande tache noire sur le sol et quelques douilles oubliées…
— Qu’est-ce que c’était que cet engin ? demanda Malko.
Krisantem baissa modestement les yeux.
— L’extincteur de la voiture. J’avais remplacé le liquide sous pression par de l’essence, à tout hasard.
Il avait racheté son accès de lubricité. Encore une recette « barbouze ». Avec l’air sous pression de la roue de secours, et un demi-jerrican d’essence, on fabriquait un excellent lance-flammes.
Chapitre XIII
— Cela ne peut plus durer, fit sèchement Malko. La prochaine fois, ils vont réussir. Soit à me tuer, soit à vous enlever… Demain vous allez partir aux USA avec moi.
Otto Wiegand lui jeta un regard noir. Visiblement la première éventualité le laissait de glace.
— Je ne suis pas encore décidé à partir, répliqua-t-il.
Malko en avait par-dessus la tête de l’Allemand. Leur discussion durait depuis une heure dans la chambre du Royal. Les Russes tentaient le tout pour le tout. Ils avaient essayé deux fois de le tuer en quelques heures.
En plus, Louis Jones et Milton repartaient le lendemain matin. David Wise considérait déjà l’histoire comme réglée. Comme s’il n’avait pas su que les Popovs n’abandonnaient jamais… Malko ouvrait la bouche pour dire une phrase bien sentie à Otto Wiegand lorsque le téléphone sonna.
L’Allemand décrocha. Aussitôt l’expression de son visage se modifia. Posant la main sur le récepteur, il intima à Malko :
— Laissez-moi seul, je vous prie. Je ne suis pas encore dans une prison américaine.
Inutile de demander si c’était Stéphanie. Malko passa dans sa chambre par le couloir commun. Dès qu’il fut seul, Otto fondit littéralement :
— Stéphanie ! Tu m’entends ?
— Mon chéri, oh ! mon chéri, comme je suis contente de te parler, dit l’Allemande d’une voix énamourée. Tout ce qui nous arrive est si terrible. J’avais peur que tu me laisses repartir sans me voir.
Jamais, depuis leurs abominables retrouvailles à Skagen, elle ne lui avait parlé sur ce ton. Une petite voix, au fond de sa tête, avait beau crier « casse-cou », il voulait la croire. Pourtant, pour sauver la face, il coupa ses protestations d’amour.
— Pourquoi m’as-tu trompé comme tu l’as fait, Stéphanie ? Tu sais comme je t’aime.
Là, Sarah Bernhardt aurait ânonné son texte, mais Stéphanie fut sublime. Otto pouvait entendre les larmes dans sa voix.
— Oh ! mon chéri, j’étais folle, je ne savais plus ce que je faisais. J’ai voulu te rendre jaloux et je ne pouvais plus m’arrêter. Je ne veux pas te perdre.
Elle s’arrêta pour laisser aux mots le temps de pénétrer le cerveau ébranlé d’Otto.
— Mais Boris ? commença-t-il.
— Boris est ton ami, coupa-t-elle. Il ne veut que ton bien. Ces Américains veulent te faire trahir ; lui tient seulement à ce que tu reviennes dans ton, dans notre pays…
— Il m’a encore fait attaquer aujourd’hui, bougonna Otto.
— Non. Il voulait seulement te débarrasser de ton prince. Cet homme est un démon. Il avait déjà préparé ton enlèvement…
Elle avait réponse à tout, la douce Stéphanie…
— C’est trop dangereux de revenir en Allemagne, dit quand même Otto.
Stéphanie sentit qu’elle était en terrain glissant et s’en tira par un brillant coq-à-l’âne.
— J’ai tellement envie de te voir, roucoula-t-elle. Que tu me serres dans tes bras…
L’instinct de conservation de l’Allemand fondit comme neige au soleil. Chaque mot de Stéphanie effaçait une vision horrible. Brutalement, il éprouva un désir forcené pour elle.
— Viens, demanda-t-il d’une voix étranglée.
— Pas à l’hôtel, souffla Stéphanie. Retrouvons-nous au restaurant. J’y suis déjà. Au Krog, dans Gammel-Strand, en face du Palais de Christianborg. Mais je t’en supplie, viens seul. Je veux te parler.
Otto hésita le quart d’une seconde. Si Stéphanie lui avait donné rendez-vous dans un lieu discret, il se serait méfié, mais un restaurant élégant, au coeur de Copenhague…
— J’arrive, mon amour, dit-il avant de raccrocher.
Tout doucement, il s’approcha de la porte de communication et la ferma à clé. Il passa sa veste et ouvrit celle de la chambre. Le couloir était désert. Et en plus, Malko avait oublié ses clés sur la porte de sa chambre.
Cela fit un bruit léger lorsque l’Allemand donna un tour de clé, avant de s’enfuir en courant. Par chance, un ascenseur arrivait. Il s’y engouffra.
Malko devina plutôt qu’il n’entendit le bruit du tour de clé. En vingt secondes, il eut vérifié qu’il était enfermé. Il appuya sur les trois boutons près de son lit, appelant la femme de chambre, le valet et le sommelier.
D’habitude, le service était ultra-rapide au Royal. À tel point que l’on se demandait si le personnel n’attendait pas derrière les portes, au garde-à-vous.
Cette fois, cela prit quand même trois minutes. Il eut le temps d’appeler Krisantem et les gorilles qui ne répondaient ni les uns ni les autres, avant que la clé ne tournât dans la serrure.
Devant la femme de chambre éberluée, il fonça à son tour vers l’ascenseur.
Bien entendu, Otto avait disparu. En bas, Malko s’adressa au portier. Ce dernier se souvenait parfaitement du gentleman allemand parti en taxi. Mais où ? Malko lui glissa un billet de vingt couronnes et l’autre se découvrit sur-le-champ l’intelligence d’Einstein.
— Le taxi va revenir, monsieur, expliqua-t-il. Il est toujours en station ici.
Malko se mit à faire les cent pas devant l’hôtel. Mais il attendit près de vingt minutes avant que le portier ne lui fît signe. Entre-temps, le taxi avait effectué une autre course.