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Il avait traversé quand même, parvenant de l’autre côté par miracle.

Il lui avait semblé que la fille l’attendait, consciente du risque qu’il avait pris pour ne pas la perdre. Cet inconnu qui la suivait avec tant de constance avait quelque chose de touchant, d’inquiétant aussi. Mais depuis la libération de la pornographie, il n’y avait presque plus de sadiques au Danemark.

Ils avaient continué à traverser Copenhague, l’un suivant l’autre. Inge, la fille, ne comprenait pas pourquoi cet étrange suiveur ne l’abordait pas. Le Danemark n’est pas un pays tellement pudibond…

Otto s’accrochait à son rêve avec une fureur enfantine. Sa raison lui disait que ce n’était pas Stéphanie. Sa déraison lui soufflait le contraire. Et il était presque heureux. S’il ne lui parlait pas, c’était seulement par crainte de briser le charme… Elle était si belle, il ne sentait plus sa fatigue.

Soudain elle s’assit à la terrasse d’un café, en face du jardin botanique, en plein soleil, étendit ses longues jambes, remonta sa robe à mi-cuisses et commanda une bière.

Otto hésita, passa et repassa devant le café, puis vint s’asseoir à la table voisine. La fille tourna la tête et lui sourit franchement. Intimidé, il détourna les yeux. Il était heureux en la regardant, sans plus. Pendant un quart d’heure, il ne se passa rien. Puis, presque par accident, le regard de la jeune fille croisa celui de l’Allemand. Il la regardait avec une intensité douloureuse et une fixité qui lui causa un choc.

Spontanément, elle se pencha vers lui et demanda en danois :

— Qu’est-ce qui ne va pas, vous êtes malheureux ?

Inge était une brave fille, saine, qui aimait l’amour et la vie. Elle se sentait presque gênée d’avoir surpris une telle détresse dans le regard de cet homme. Il ne l’effrayait plus du tout. De nouveau, elle l’interrogea, presque tendrement comme si elle l’avait toujours connu.

Alors seulement, il se décida à parler, dans sa langue. Instinctivement, Otto utilisait l’ukrainien. Il parlait de Stéphanie. Quand il lui prit la main, elle ne la retira pas.

Inge ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il disait, mais elle hochait la tête gentiment, comme pour l’approuver. Elle sentait qu’il se soulageait ainsi.

Otto vivait un répit merveilleux. Jamais il n’aurait pensé tenir la main de cette inconnue, revenir dans le monde des gens normaux. Et il parlait, il parlait. Une petite goutte de sueur coulait entre les seins de la fille et il eut envie de la lécher.

Encore un peu et il serait assez fort pour regarder la vie en face sans Stéphanie.

Si Inge n’avait pas été amoureuse, de nombreuses choses auraient été différentes pour beaucoup de gens. Mais c’était une fille simple qui aimait faire l’amour dès que le soleil chauffait un peu.

Soudain une voix forte fit sursauter Otto Wiegand. Un Danois jeune et barbu se tenait devant eux, interpellant la fille, mi-fâché, mi-rieur.

Elle lâcha la main de l’Allemand, se lança dans un flot d’explications. L’homme secoua la tête, eut à peine un regard pour Otto. Il jeta une pièce d’une couronne sur la table, prit la fille par la main, et l’entraîna. Elle partit sans se retourner, furieuse contre elle-même d’avoir failli se disputer avec son amant pour un inconnu.

Otto resta ahuri quelques secondes, comme lorsqu’un film s’arrête brutalement.

De nouveau, la douleur s’était réinstallée en lui. Il se leva et reprit sa marche au hasard.

La nuit tombait. Tout à coup, il se trouva devant un écriteau indiquant « Stockholm » surmonté d’un petit bateau stylisé.

Le mot lui fit mal. C’était le passé : Stéphanie. Mais il suivit la flèche presque malgré lui.

* * *

Boris Sevchenko, son visage maigre tendu par l’anxiété parlait au téléphone à toute vitesse. Avec deux heures de retard, il venait de s’apercevoir de la disparition simultanée d’Otto Wiegand et de Malko.

Or, ce dernier n’avait pas rendu sa chambre. Donc un fait nouveau s’était produit qu’il ignorait encore. L’air ennuyé de Krisantem, en faction dans le hall, lui faisait deviner ce qui avait pu se passer : Otto avait filé entre les doigts de ses adversaires.

Plusieurs hommes se lancèrent immédiatement dans Copenhague, porteurs d’une photo récente d’Otto, prise au téléobjectif, à la sortie du Royal.

Mais la nuit ne facilitait pas leurs recherches.

* * *

— Il n’y a plus que les dames de petite vertu, suggéra Malko au terme de cinq heures de chasse infructueuse. C’est là que finissent beaucoup de douleurs humaines.

Lise sursauta un peu. C’est un mot que l’on n’aime pas au Danemark. Étant donné la liberté des moeurs, les professionnelles ont pratiquement été réduites à la famine. Les dernières se sont repliées dans le quartier du port, pour satisfaire les désirs éphémères des marins des ferrys innombrables reliant le Danemark à la Suède. Ils prirent cette direction.

Chapitre XVI

Le capitaine Fred Olsen était d’une humeur massacrante. Tout allait mal depuis qu’il avait débarqué à Copenhague pour une escale de quarante-huit heures.

D’abord la poinçonneuse électrique de Tatoo Jack était tombée en panne au moment où le tatoueur – spécialité de Copenhague – s’attaquait à la queue d’une très jolie sirène tatouée sur son avant-bras gauche. Or, le capitaine Olsen partait le lendemain matin, et le concurrent de Tatoo Jack, Tatoo John, était déjà fermé. Le Danois avait eu beau essayer de convaincre Olsen qu’une sirène sans queue c’était quand même très joli, le Norvégien était parti ivre de rage.

Au Hong-Kong, restaurant-cabaret de Nyhavn, cela n’avait pas été mieux. Dans cet estimable beuglant, les garçons avaient la mauvaise habitude de se servir généreusement dans les verres des clients quand ceux-ci dansaient. Aussi bien dans un noble souci de la santé de la clientèle que pour faire marcher le commerce. Mais Fred Olsen était tombé sur un garçon en train de boire son schnaps et lui avait fait sauter la mâchoire inférieure. D’où, discussion et expulsion.

Suivi d’une poignée de membres de son équipage, le capitaine Olsen avait continué l’exploration de la rive gauche de Nyhavn, par le Manhattan-Bar, boîte tenue par un gérant barbu et bon enfant où le schnaps ne coûtait que trois couronnes. Mis en appétit par l’exhibition d’une grande fille brune un peu maigre en mini-kilt, se démenant au son d’un orchestre yé-yé, le Norvégien s’était rué sur le distributeur automatique de préservatifs situé dans les toilettes de la boîte.

Hélas ! l’appareil était vide.

Pour se soulager. Fred Olsen l’avait démoli à coups de poing et le fracas avait attiré le patron qui lui avait demandé d’aller passer ses nerfs ailleurs.

Ensuite, entouré de quatre de ses marins, il avait échoué au Teddy-Bar Ritt, où la sono de l’orchestre faisait trembler le vieux plancher. Si les tables n’avaient pas été scellées, le Norvégien en aurait volontiers jeté une sur l’orchestre pour le faire taire.

Et maintenant, il se retrouvait sur le trottoir de Nyhavn avec une furieuse envie de se vider la vessie. Il hésita à réveiller de cette façon un ivrogne endormi dans un porche, puis mit le cap sur l’extrémité de Nyhavn se terminant sur la mer. À côté de l’autre partie du canal, c’était étrangement calme. Le Teddy-Bar Ritt était la dernière boîte. Après il n’y avait plus que de tranquilles immeubles éteints. Sur l’autre rive du canal, des passagers attendaient dans une cage vitrée le ferry pour Malmö.

Fred Olsen et ses marins tenaient tout le trottoir. Ils ne prêtèrent aucune attention à un homme qui venait à leur rencontre, la tête baissée et les mains dans les poches. Celui-ci était si absorbé par ses pensées qu’il vint littéralement s’encastrer dans la gigantesque poitrine du capitaine Olsen. Celui-ci l’écarta d’une bourrade. Il avait trop envie de pisser pour se battre. L’autre marmonna une vague excuse et s’écarta. Olsen était déjà passé. Trois mètres plus loin, l’inconnu passa sous un réverbère en même temps que le second d’Olsen. Celui-ci jeta un coup d’oeil curieux à l’homme qui avait pu bousculer son capitaine sans suite fâcheuse et poussa aussitôt une exclamation.