Il cria quelque chose en norvégien à Fred Olsen qui se retourna d’un bloc.
L’homme s’était arrêté aussi, surpris par le cri.
Le géant qu’il avait bousculé le regardait avec un mélange de stupéfaction et d’horreur. D’abord Otto Wiegand crut au caprice d’un ivrogne. Puis sa mémoire se remit en branle et un froid glacial descendit le long de sa colonne vertébrale.
Le hasard venait de lui jouer un mauvais tour. Le capitaine du Ragona était le dernier homme sur terre qu’il souhaitait rencontrer. Il aurait eu encore une minuscule chance de s’en sortir. S’il n’avait pas obéi à son instinct de conservation. Il se précipita vers le porche le plus proche…
Or, jusqu’à cette seconde précise, le capitaine Olsen n’était pas totalement sûr que l’Allemand fût le meurtrier de sa nièce. Otto Wiegand secouait furieusement la porte devant lui.
Un coup de pied dans le poignet lui fit lâcher prise. Déséquilibré, il battit l’air de ses bras, en avant. Un poing monstrueusement gros s’écrasa sur sa bouche. Il eut l’impression que ses dents reculaient. Il tomba sur le dos et sa tête heurta violemment le macadam.
Lorsqu’il reprit connaissance, il vit d’abord deux bottes près de son visage. Son regard remonta et trouva le visage du capitaine Olsen. Il attendait, les poings serrés, les yeux fous. Il avait perdu sa casquette et ses cheveux blonds lui tombaient dans les yeux. À son expression, Otto Wiegand comprit que le Norvégien allait le tuer.
Autour de lui il compta quatre autres marins, tous du même gabarit, en un cercle presque parfait dont il était le centre.
Les Norvégiens ne disaient plus un mot. Cette partie de Nyhavn était silencieuse et déserte. Les deux policiers à pied en casquette plate qui surveillaient la sortie des boîtes ne dépassaient jamais le coin de Toldbodgade, cent mètres plus haut. Précautionneusement, Otto Wiegand se releva sur un coude. Il fonça dans les jambes les plus proches et reçut un coup de pied en pleine poitrine qui lui coupa le souffle. Puis, Olsen se pencha sur lui, le releva d’une seule main et lui jeta en mauvais anglais, face contre face :
— Salaud, je vais te crever comme tu as crevé la petite !
Otto Wiegand eut un vertige de désespoir en pensant à ce meurtre inutile.
Il ouvrit la bouche pour se défendre, mais de nouveau, le poing s’abattit, cette fois sur son nez. Il hurla.
C’est Boris qui retrouva le premier Otto. Il avait pensé à Nyhavn lui aussi. Après avoir exploré en vain les boîtes de la rive droite, il allait chercher ailleurs lorsqu’il aperçut le groupe entourant un homme étendu à terre.
Dès qu’il eut reconnu l’Allemand, il se précipita, fou de joie.
Il avait déjà la main sur l’épaule d’Otto Wiegand quand il sentit une piqûre au côté. Un des Norvégiens tenait un couteau à large lame contre son foie, prêt à l’enfoncer, le visage impassible. Il lui dit le seul mot d’anglais qu’il connaissait :
— Go !
Lentement, Boris recula. Il se retrouva adossé au mur, toujours menacé par le marin. On aurait dit de loin deux pédérastes en train de se livrer à un acte contre nature.
Par terre, Otto Wiegand se débattait comme une chenille coupée en deux. Le capitaine Olsen visa soigneusement et son pied s’enfonça entre les côtes de l’Allemand qui se recroquevilla encore. Ce coup-là avait du lui casser au moins trois côtes. Boris, malgré lui, se pencha en avant, faisant entrer la lame du poignard de près d’un centimètre. L’homme qu’il était chargé de récupérer à tout prix était en train de se faire massacrer sous ses yeux.
— Arrêtez, cria-t-il en anglais, je vous donnerai beaucoup d’argent.
Olsen envoya un nouveau coup de pied. Dans les reins cette fois. Wiegand se détendit sous la douleur fulgurante et retomba avec un sanglot. Aucun des Norvégiens ne tourna la tête vers le Russe. Soit qu’ils n’aient pas compris, soit qu’ils s’en moquent.
— La police ! hurla Boris, appelez la police.
Police, en danois, se dit Policie. Cette fois, les Norvégiens comprirent. Celui qui menaçait Boris retira brusquement son arme de son ventre et appliqua la pointe sur sa trachée artère, avec une mimique significative.
Boris se tut. Il n’y avait plus d’espoir de sauver Otto Wiegand. Les autres allaient le massacrer.
Ce n’est pas pur hasard que la voiture de Malko s’engagea dans Nyhavn. Avec Lise, il avait passé au peigne fin le parc d’attractions de Tivoli, puis les bars mal famés du quartier de la gare. À cette heure tardive, il ne restait que Nyhavn où sont concentrés toutes les boîtes à matelots de Copenhague.
Si Otto Wiegand ne pleurait pas dans les bras d’une putain à sept couronnes de Studies Straede, il devait se trouver à Nyhavn.
Une fois de plus, ils s’étaient partagé la besogne. Tandis que Lise explorait toutes les petites rues entourant Nyhavn, Malko avait commencé la tournée de Nyhavn par le Krokodilen, discothèque pour marins aisés.
Lui aussi allait abandonner sa quête lorsqu’il avait aperçu, à une centaine de mètres du Teddy-Bar Ritt, un groupe d’hommes qui semblaient se battre. Dans sa situation, rien de ce qui était insolite ne le laissait indifférent.
Il alla voir de quoi il s’agissait.
Tout se passa ensuite trop vite pour qu’il puisse faire la seule chose efficace : aller prévenir la police. Son regard embrassa en même temps Boris cloué au mur comme un papillon et la larve sanglante qui se roulait par terre, en qui on reconnaissait encore Otto Wiegand.
La seconde suivante, un couteau à découper un boeuf était appuyé entre ses reins. Et le massacre continuait.
Il ne vit pas le coup de pied mais entendit le hurlement d’Otto. Le lourd brodequin du capitaine Olsen lui avait arraché la narine gauche. Un jet de sang dégoulina sur ses lèvres. Les deux mains crispées sur le visage, il poussait des rugissements entrecoupés de sanglots.
Le seul espoir, c’était Lise. À condition qu’elle les retrouve à temps et qu’elle file avant tout prévenir la police. Même dans ce cas, les Norvégiens avaient mille fois le temps d’achever Otto Wiegand d’un coup de couteau.
Malko ne comprenait pas pourquoi ils s’archarnaient ainsi sur l’Allemand. Il sentait que ce n’était pas une simple bagarre après boire, mais quelque chose de plus féroce dont la raison lui échappait.
Boris lui cria d’une voix étranglée :
— Mais, faites quelque chose, bon sang, ils le tuent.
Risquant l’éventration, Malko fit un pas en avant vers le plus grand des Norvégiens, celui qui frappait Otto.
— Halt ! cria-t-il en allemand, sofort !
Il y avait tellement d’autorité dans sa voix que le géant se retourna.
— Vous êtes en train de commettre un meurtre, continua-t-il en anglais.
Ses yeux dorés s’étaient vrillés dans ceux du capitaine Olsen et il cherchait, de toute la force de sa volonté à stopper le Norvégien.
Ce dernier répondit lentement, en cherchant ses mots :