— Cet homme a tué ma nièce, sur mon bateau, il y a une semaine. Maintenant, je vais le tuer.
C’était sans colère et sans appel.
Ses énormes mains pendaient comme des crocs de boucher le long de son pantalon. À quelques dizaines de mètres de là, des marins et des filles dansaient, ignorants du drame.
— Ne tuez pas cet homme, plaida Malko. Nous avons besoin de lui, vivant. S’il a commis un meurtre, il sera déféré à la justice de ce pays.
Mais l’autre n’était qu’un bloc de haine. Il secoua la tête lentement et dit à voix basse :
— Foutez-moi la paix.
La loque gémissante qui avait été Otto Wiegand émit un gargouillis suppliant. Le capitaine Olsen tourna son dos massif et se pencha sur l’Allemand. D’une seule main, il le releva, l’appuya contre le mur, et à toute volée, lui écrasa son poing sur le visage.
Il y eut un bruit mou répugnant quand les cartilages cédèrent. Cette fois, l’Allemand émit tout juste une plainte indistincte. Le poing gauche du Norvégien le cueillit au foie et parut s’enfoncer dans son corps. Mêlé au sang, de la bave apparut sur sa bouche en lambeaux.
Otto Wiegand s’affala. Le Norvégien continua à frapper méthodiquement, à coups de pied et de poing, avec une force démente. Il était déjà dans un semi-coma, et ne sentait plus les coups. Désespérément son cerveau lui disait de s’expliquer, de plaider sa cause. Il avait la sensation de parler, d’articuler des mots distincts, mais seul un borborygme incompréhensible franchissait ses lèvres. Une nouvelle fois, Olsen le releva, le tint à bout de bras comme un pantin désarticulé, avec un mépris infini. Si seulement ceux à qui Otto Wiegand faisait briser les genoux dans les cellules de Pankow avaient pu le voir…
— Salope, cracha le marin dans sa langue, j’aurais voulu avoir tout le temps de te faire crever…
Un groupe bruyant sortit du Teddy-Bar Ritt et se dirigea vers eux, tenant toute la chaussée. Olsen comprit qu’il n’aurait pas le temps de tuer Otto Wiegand comme il l’aurait voulu. Sa main plongea dans la poche de son pantalon et il ramena l’arme qui ne le quittait jamais : trois maillons de chaîne d’ancre montés sur un manche de bois. Six bonnes livres.
Il leva le bras droit et la masse cingla à toute volée le front de l’Allemand.
L’os frontal parut se dissoudre. La marque des maillons s’incrusta dans la chair, en blanc pâle, puis tout éclata en une grosse fleur rouge.
Otto Wiegand ne cria même pas. Comme une masse, il s’abattit contre le trottoir, mort.
Le capitaine Olsen resta les bras ballants, sa chaîne se balançant au bout de son poing. Le groupe qui lui avait fait hâter la fin d’Otto Wiegand avait fait demi-tour. De nouveau, c’était le silence. Le Norvégien se sentait frustré, volé. Ce n’était plus un homme qu’il avait devant lui, mais un petit tas de chiffons. Ce ne pouvait pas être cela qui avait tué Helga.
D’une phrase brève, il rameuta ses hommes. Ceux qui tenaient en respect Malko et Boris escamotèrent leurs armes. Puis, presque d’un pas normal, ils s’éloignèrent vers Toldbodgade. Dans quelques heures le Ragona lèverait l’ancre. La vie reprendrait comme avant pour le capitaine Olsen, jusqu’à la retraite. Oslo, Montréal, Riga. Avec deux fantômes.
Boris et Malko se regardèrent. À quoi bon poursuivre les Norvégiens. Ils n’étaient pas policiers. Et rien ne pourrait rendre la vie à Otto Wiegand.
Malko se pencha sur l’Allemand. Ses yeux étaient grands ouverts. Son front enfoncé lui donnait l’air têtu.
Boris regarda à son tour. Le Russe laissa tomber dans sa langue, parfaitement comprise de Malko.
— Nous ne l’aurons ni l’un ni l’autre. Nitchevo.
Puis, il tourna les talons et s’éloigna à son tour. Il se souciait peu de se trouver là quand la police découvrirait le cadavre et il fallait qu’il rédige au plus vite un rapport circonstancié sur la mort d’Otto Wiegand. Ce n’était pas trop mauvais pour lui.
Après tout, Otto Wiegand, s’il n’avait pas regagné l’Allemagne de l’Est, n’avait pas parlé et ne pouvait plus servir à personne.
Resté seul, Malko contempla pensivement le cadavre.
Cette fois, c’était l’échec pur et simple. Et David Wise ne connaîtrait jamais la liste des agents ouest-allemands travaillant pour l’Est. C’était trop bête.
Un claquement de talons hauts l’arracha à ses réflexions. Il leva les yeux et aperçut la silhouette de Lise se dirigeant droit vers lui.
Mieux vaut tard que jamais.
— Mais où étiez-vous passé ? demanda-t-elle.
Malko bougea et elle aperçut le cadavre sanguinolent.
— Oh ! C’est vous…
— Non, fit Malko, ce n’est pas moi.
Fascinée, la jeune Danoise n’arrivait pas à détacher ses yeux du corps disloqué d’Otto Wiegand. Mais elle se mordait la main pour ne pas crier.
Chapitre XVII
Le Jess Bang en partance pour Aalborg sur le quai voisin donna un bref coup de sirène qui fit sursauter Malko. L’extrémité de Nyhavn avait retrouvé tout son calme. Derrière lui, le signe lumineux indiquant aux automobilistes l’extrémité du quai éclairait faiblement le cadavre d’Otto Wiegand.
En dépit de la température douce, Lise frissonna. C’en était trop pour elle. Malko la tira doucement à l’écart. Jusqu’au bout, Otto n’avait pas eu de chance. Maintenant, il ne restait plus qu’à pousser le corps dans l’eau et à prendre le premier avion avant que les autorités danoises ne se posent trop de questions à propos de cet étrange noyé assassiné…
Pourtant quelque chose retenait encore Malko. C’était trop bête. Et irrémédiable pourtant : Boris devait déjà être en train de faire sa valise. Lui, la mort de l’Allemand l’arrangeait d’une certaine façon. C’était, en tout cas, moins grave que pour Malko.
À force de retourner le problème, une idée jaillit dans le cerveau de Malko. C’était difficilement réalisable, mais cela valait la peine d’essayer. Le seul moyen d’utiliser la dépouille mortelle d’Otto Wiegand. Et s’il y avait un au-delà, l’Allemand apprécierait le tour à sa juste valeur…
Malko secoua Lise légèrement par l’épaule.
— Allez vite chercher la voiture.
Elle le regarda, surprise.
— Pourquoi ne venez-vous pas avec moi ?
Il désigna le cadavre.
— Je reste avec lui. Nous l’emportons.
— Mais il est mort ! fit-elle avec une horreur sincère dans la voix.
— Justement, répliqua Malko. Mais nous sommes les seuls à le savoir. Avec Boris Sevchenko.
— Et alors ?
Malko la poussa doucement. Il n’avait pas envie de discuter. Une patrouille de police pouvait surgir et découvrir le cadavre, ce qui réduisait son plan en cendres… La Danoise partit en courant sans comprendre. Malko tira le corps vers le bord pour le dissimuler un peu. Appuyé à une bitte d’amarrage, il avait l’air, de loin, d’un ivrogne.
Cinq minutes plus tard la Saab stoppait devant Malko. Le quai était toujours aussi désert. Un groupe de marins sortit du Teddy-Bar Ritt mais prit l’autre direction. Malko prit le mort sous les aisselles et le tira jusqu’à la voiture.
— Ouvrez le coffre, demanda-t-il.
Médusée, Lise s’exécuta. Heureusement le corps était encore souple. Malko eut du mal à le plier dans le petit coffre. Recroquevillé en chien de fusil, l’Allemand semblait dormir. Malko referma et prit le volant. Lise tremblait convulsivement.
— Qu’allons-nous en faire ? bredouilla-t-elle.
— Un cadeau pour ce cher consul, dit Malko. Pour la première fois de sa carrière, cela va le forcer à arracher une idée de sa tête. Vous connaissez son numéro de téléphone personnel ?