— Qu’est-ce qu’il y a ?
Lise répondit en danois :
— Le feu dans le couloir, monsieur. C’est la femme de chambre.
— Je ne comprends pas, dit Boris.
Lise répéta en anglais avec un épouvantable accent. Après une seconde de silence, le verrou tourna dans la serrure. Boris ouvrit la porte toute grande.
Il eut l’impression qu’une panthère lui sautait à la gorge. Lise, agrippée à lui, se frottait de tout son corps. Elle lui griffait le visage, la nuque, tout ce qu’elle pouvait atteindre… Comme il cherchait à se dégager, elle lui mordit la main et il la repoussa violemment. Elle alla heurter le mur, le visage en avant et se fendit l’arcade sourcilière. Comme Malko l’avait prévu, le Russe n’était pas en pyjama. Il avait seulement retiré sa veste pour travailler.
Pour plus de sûreté, elle revint encore une fois à l’assaut et avec une habileté démoniaque, défit les boutons du pantalon de Boris.
Puis, lorsqu’elle eut son sexe nu dans la main, elle griffa encore, de toutes ses forces.
Aussi brutalement qu’elle était entrée, elle s’enfuit dans le couloir en hurlant comme une sirène. C’était du danois, mais Boris comprit quand même. Affolé, il commit l’erreur de la poursuivre…
Deux policiers, la mine sévère, encadraient Boris Sevchenko qui dissimulait ses menottes sous un imperméable. Il avait tellement protesté de son innocence qu’il en était aphone. L’inspecteur qui l’avait arrêté le regardait avec dégoût. Il fallait vraiment être vicieux pour aller violer une fille à Copenhague, en plein mois de juin, alors que les étudiantes se jetaient sur les étrangers.
Enveloppée dans une couverture, pelotonnée dans un des fauteuils du hall, Lise sanglotait convulsivement, consolée par le directeur du Royal. Le malheureux en avait des sueurs froides : la fille d’un diplomate danois violée par un étranger dans le meilleur hôtel de la ville !
Il voyait déjà les manchettes des journaux.
— Comment vous sentez-vous après cette horrible chose ? demanda-t-il, plein de commisération…
— Oh ! j’ai si honte, fit Lise d’une voix mourante. Je voudrais que les examens soient terminés pour retourner chez ma mère !
Boris étouffait de rage. En peu de mots, Lise avait raconté comment, sans méfiance, elle avait accepté d’aller boire un verre chez ce monsieur pour se faire pardonner une invitation à dîner ratée. Comment il s’était jeté sur elle sauvagement et, comment il était parvenu à ses fins en dépit de sa résistance désespérée…
On attendait un médecin appelé par la police pour les constatations.
Une heure plus tard, la porte d’une cellule claquait sur Boris. Le témoignage du médecin qui avait examiné les deux acteurs du drame avait été accablant.
Dans un lit étroit de l’hôpital de Copenhague, Lise s’endormit du sommeil du juste, ravie et moulue, après s’être juré de recommencer l’expérience. Sans les coups.
Le Boeing 707 du MAC s’éleva gracieusement au-dessus du terrain de Copenhague. William Birch poussa un soupir de soulagement. Tout s’était merveilleusement passé. Il ne restait plus qu’une formalité à accomplir.
Remontant dans sa Cadillac noire, il se fit conduire au consulat. Son secrétariat avait déjà prévenu la presse qu’un communiqué important serait remis à onze heures. Lorsqu’il franchit la grille, une demi-douzaine de journalistes étaient déjà là.
William Birch tira de sa poche le communiqué qu’il avait confectionné à l’aube et le lut d’une voix claire :
— « L’Ambassade des USA a l’honneur de vous faire savoir qu’un citoyen est-allemand qui avait choisi la liberté a décidé de demander l’asile politique à notre pays. Sa demande a été acceptée et il s’est envolé ce matin à destination de Washington sur un avion militaire. Afin d’éviter tout risque d’incident, le départ a eu lieu dans le plus grand secret, à la demande même de l’intéressé. »
— Comment l’avez-vous embarqué ? demanda un des journalistes.
— Il portait un uniforme de l’Air Force, répondit le diplomate, la voix quand même un peu étranglée. On l’a confondu avec l’équipage.
— Ce n’est pas un procédé courant, remarqua l’envoyé du Politiken.
— Ce n’étaient pas non plus des circonstances normales, répliqua fermement William Birch. Cet individu avait été l’objet de nombreuses menaces.
Il se força à sourire et ajouta :
— Je m’en excuse auprès des autorités danoises et mon gouvernement enverra d’ailleurs une note écrite à ce sujet à votre ambassadeur de Washington.
Satisfaits, les journalistes se dispersèrent après avoir reçu chacun une photo d’Otto Wiegand et William Birch s’essuya mentalement le front.
Il se souviendrait longtemps du 27 juin 1968.
Le 29 juin, soit deux jours plus tard, un fermier découvrit dans une forêt des environs de Trêves, le corps du contre-amiral Helmut Dietl, mort depuis plusieurs heures. Il avait été tué d’une seule balle de son fusil Mauser personnel, chargé avec des balles dumdum. Il avait un trou gros comme le doigt dans la poitrine et un orifice de sortie de la taille d’une soucoupe dans le dos.
Étant donné la position de l’arme, il s’agissait visiblement d’une suicide. Âgé de cinquante-neuf ans, le contre-amiral Dietl était considéré comme un des as du contre-espionnage allemand.
L’enquête, aussitôt ouverte, fut close et le Ministère des forces armées publia un communiqué précisant que l’officier général souffrait depuis longtemps de troubles nerveux.
Vingt-quatre heures plus tard, une femme de ménage découvrit affalé sur son bureau le major-général Horst Gitland, sous-directeur de l’Organisation Gehlen, aussi mort qu’un poisson de huit jours.
Il s’était tiré une balle dans la tête avec son pistolet de service, un Mauser P-38. Lui non plus n’avait laissé aucune note et ses intimes se plaisaient à vanter l’égalité de son caractère. Seuls quelques-uns se souvinrent que, pendant la guerre, il avait eu des relations étroites avec le contre-amiral Dietl. Mais tout cela appartenait au passé.
Quelques heures plus tard, le Ministère de la défense publia un communiqué déplorant la mort du major-général et affirma avec toutes les apparences de la plus grande sincérité que le malheureux souffrait depuis longtemps de dépression nerveuse chronique, frisant la maladie mentale.
Seuls quelques esprits chagrins s’étonnèrent qu’on eût confié un poste aussi important pendant si longtemps à un demi-fou.
Les mêmes esprits chagrins sautèrent au plafond lorsque la police de Cologne découvrit le docteur Heinrich Schick, haut fonctionnaire du Ministère de l’économie, pendu haut et court dans son appartement. Cette fois, le communiqué officiel affirma pudiquement que la vie sentimentale du haut fonctionnaire n’avait pas été de tout repos et que c’est un état de tension répétée avec sa jeune épouse qui l’avait conduit au suicide. L’affaire fut également classée avec une célérité digne d’éloge pour ceux qui s’obstinent à croire que la justice avance au pas de l’escargot.
Trois jours après que le Dr Schick ait été trouvé suspendu à sa propre ceinture, le lieutenant-colonel Johannes Köln, cinquante-quatre ans, se tira une balle dans la bouche à son bureau du Ministère de la défense. Il mourut quelques heures plus tard dans un hôpital sans avoir fourni la moindre précision sur la cause de son suicide. Coïncidence fâcheuse, le lieutenant-colonel Köln était un spécialiste de logistique et de mobilisation, spécialité qui le rattachait au général Gitland et à l’amiral Dietl.