— Qu’est-ce que c’est que ce machin ? dit un Habitant tout près de Fassin.
(Un vaisseau de la Mercatoria et un cuirassé nasquéronien disparurent, l’un déchiré de l’intérieur, l’autre anéanti par le feu nucléaire. Une fois de plus, un large faisceau tomba du ciel, ébranlant deux navires à la fois.)
Sur l’écran opposé, une caméra braquée vers le fond du gouffre montrait un énorme globe rouge sombre et brillant, parodie de comète ridicule, qui s’élevait doucement dans les airs en traînant dans son sillage une queue de gaz à sa mesure. Il faisait plusieurs kilomètres de diamètre, était strié, couvert de bandes comme une géante gazeuse miniature, si bien que, pendant un instant d’égarement, Fassin crut reconnaître le palais du Hierchon Ormilla.
La carcasse fumante d’un vaisseau de la Mercatoria tomba vers la sphère, parut devoir disparaître juste derrière elle, ce qui leur permit d’évaluer son diamètre à trois ou quatre kilomètres. Sauf que l’épave finit par tomber devant la boule, les obligeant à revoir leurs estimations à la hausse et à multiplier le diamètre par deux.
Deux rayons blanc-jaune, fins comme des filaments, s’abattirent soudain sur le globe, s’enfoncèrent dans sa matière sans produire le moindre effet. L’épais faisceau violet apparut à son tour, s’élargit pour recouvrir les huit kilomètres de la chose, avant de commencer à s’affiner et à se concentrer.
Des points noirs apparurent sur la surface de la sphère.
Le Dzunda fut à nouveau secoué par des ondes de choc. Fassin fixait la gigantesque boule sans se soucier des Habitants qui le bousculaient, sans penser à Valseir, qui n’était plus dans son champ de vision.
Il y avait une cinquantaine de points éparpillés de façon aléatoire dans l’atmosphère supérieure de la chose. L’un d’entre eux était au centre du faisceau violet ennemi en train de s’affiner. Juste avant que ce dernier ne devienne trop lumineux pour les yeux de l’humain, la tache noire sembla s’éveiller et se diffuser. Alors, les points s’effacèrent, devinrent les socles de colonnes de lumière blanche, intense et pure. Les rayons moururent presque aussitôt, ne durèrent que le temps d’un battement de cils. Toutefois, leur image demeura imprimée sur les rétines et les objectifs des caméras insuffisamment protégés.
Une autre convulsion secoua le dirigeable, fit craquer et onduler le couloir ; le silence s’installa. Quelques écrans s’éteignirent. La musique trop forte cessa. Deux moniteurs tout proches montraient les vaisseaux noirs, des escadrons entiers, une véritable flotte de navires de guerre, réduits à l’état de braises rougeoyantes dispersées par le vent, à l’exception des nez effilés et des queues, qui tombaient comme des météorites dans les profondeurs ténébreuses de la Tempête en déroulant de minces filets de fumée.
Le moniteur le plus proche affichait des vues du ciel, comme une caméra scrutait les environs à la recherche d’un navire ennemi encore intact. Mais il n’y avait que des nuages noirs et des cendres portés par le vent.
Sur les autres écrans, une forme jaune et lumineuse était en train de se refroidir et de disparaître. La chose resta un certain temps au-dessus du champ de course, puis se mit à dériver vers l’est.
L’énorme sphère était toujours en train de s’élever, plus lentement toutefois, d’arriver à la hauteur de ce qui restait de la flotte de vaisseaux-tribunes. Les cuirassés décéléraient, prenaient position derrière les lourds dirigeables.
Un mugissement général, cacophonie, cri de victoire inattendue, jaillit de la gorge des Habitants agglutinés dans le couloir, monta en puissance, atteignit une intensité telle qu’il devint impossible de formuler la moindre pensée cohérente.
Alors, une série d’ondes de choc titanesques secoua le Dzunda comme un vulgaire drapeau flottant dans le vent. Un barrage de bruit comparable au son que produirait une troupe de titans applaudissant à tout rompre noya littéralement les cris des spectateurs fous de joie.
Tous les écrans s’éteignirent. Le Dzunda vacilla une dernière fois, puis commença à tomber. Ceux des passagers qui n’étaient pas déjà en train de se diriger vers les sorties se précipitèrent pour rattraper leur retard, emportèrent Fassin dans leur sillage, foncèrent dans le tube d’accès incliné, puis dans une sorte de cheminée qui débouchait dans la galerie d’observation, d’où ils se dispersèrent dans les cieux meurtris de Nasqueron par la baie vitrée réduite en morceaux.
— Vous voulez dire que vos contes à dormir debout ridicules, vos histoires de vaisseaux secrets et de superarmement sont vrais ? demanda Fassin.
— Il semblerait bien que oui, répondit Y’sul en regardant autour de lui.
Ils étaient quelque part à bord de l’Isaut, le gigantesque navire sphérique qui avait détruit presque toute la flotte de la Mercatoria – y compris le commandement basé dans l’espace et les navires bombardiers – en moins d’une demi-seconde. L’Isaut était un Protecteur planétaire (Supposé). Apparemment, personne parmi les spectateurs et les passagers récupérés dans les vaisseaux détruits ou endommagés n’avait jamais entendu parler de ces engins. Ce qui, au grand étonnement d’Y’sul, ne signifiait donc pas qu’ils n’existaient pas.
Bien sûr, tout le monde avait eu vent de rumeurs, de mythes concernant les capacités militaires des Habitants. Depuis la nuit des temps, toutes les espèces de la galaxie savaient qu’il ne fallait pas s’en prendre à eux. Toutefois, comme la plupart de ces mythes et rumeurs étaient propagés par les Habitants eux-mêmes, personne ne les prenait vraiment au sérieux. Les Habitants passaient tellement de temps à se pavaner, à plastronner, à raconter à qui voulait les entendre combien ils étaient formidables et brillants – alors qu’ils semblaient uniquement égocentriques, obsédés par leur propre civilisation, indifférents aux problèmes des autres, déconnectés du reste de la galaxie civilisée comme de leur diaspora –, qu’on les rangeait automatiquement dans la catégorie des mythomanes vantards. Quant à leurs prétendus armes et vaisseaux terrifiants, on les balayait du revers de la main. Dans le meilleur des cas, on concluait qu’ils appartenaient à un passé glorieux, quoique révolu depuis longtemps.
Même maintenant, alors qu’il avait vu l’Isaut en action – par l’intermédiaire des senseurs de son gazonef, il est vrai –, Fassin ne pouvait s’empêcher d’être incrédule.
— C’est vraiment un endroit étrange, dit Valseir en jetant un regard circulaire sur la salle sphérique.
Tous les trois s’étaient retrouvés relativement facilement dans la foule des survivants du Dzunda. Le gazonef de Fassin, bien que plus petit qu’un Habitant, était aisément repérable et leur avait servi de point de ralliement.
— Pourquoi les autres font-ils des écarts pour m’éviter ? avait demandé l’humain lorsque le calme fut revenu.
Et c’était vrai. Les Habitants ne s’approchaient pas à moins de cinquante mètres de lui.
— Ils ont peur que vous soyez pris pour cible, avait expliqué Y’sul en fouillant dans ses poches et sacoches pour voir s’il n’avait rien perdu dans la mêlée.
Tout autour d’eux, de longues colonnes de fumée dérivaient dans le vent, comme des tiges anémiques enracinées dans le fond de la Tempête, tout en bas. De grands nuages en forme de cloches muettes – vestiges des explosions nucléaires – se tordaient, se disloquaient lentement, leurs têtes rondes et quasi stabilisées continuant de s’élever dans les hautes couches de l’atmosphère, où les vents les emportaient et d’où ils projetaient leur ombre sur l’œil de la Tempête désormais calme. La sphère gigantesque et couverte de bandes flottait comme une planète miniature dans ce gouffre titanesque.