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D’un côté, la flotte de clippers essayait de se rassembler. Tandis qu’il s’échappait du dirigeable en train de sombrer, Fassin avait entendu des Habitants se demander si la course allait pouvoir reprendre, si le départ allait être redonné ou si elle serait annulée. D’autres échangeaient, à la lumière des derniers événements, leur opinion sur les paris déjà placés. Seule sa longue fréquentation de cette espèce si insouciante – du moins en apparence – l’avait empêché de rester la bouche ouverte.

Les navires les moins endommagés – vaisseaux-tribunes ou appareils de soutien – accueillirent les Habitants contraints de fuir. Les individus les plus sérieusement blessés ou brûlés furent secourus par des skiffs-ambulances venus des cuirassés restants et des hôpitaux mobiles arrivés du port le plus proche.

Fassin avait effectivement été pris pour cible, mais pas par des armes. Un trio de skiffs jailli de la sphère géante s’était dirigé tout droit vers le petit groupe formé par l’humain et ses deux amis. On les avait fait monter à bord avant de les conduire à l’intérieur du globe énorme, en dépit des cris de protestation des Habitants qui, jusque-là, s’étaient donné beaucoup de mal pour rester loin de Fassin.

Le skiff de tête, piloté par un duo d’Habitants très âgés – ils ne souhaitèrent donner ni leur nom, ni leur rang, ni leur âge, mais ils paraissaient au moins aussi vieux que Jundriance –, les avait déposés quelque part dans les entrailles de l’engin sphérique, au bout d’un long tunnel, dans un espace tout aussi sphérique équipé de salles de bains et d’un snack-bar immédiatement snobé par Y’sul. Avant de repartir à bord du même skiff, l’un des deux pilotes anonymes avait dit à Fassin à quelle catégorie de vaisseaux appartenait ce titanesque navire. L’humain l’avait mis en garde contre une possible contamination de son gazonef par la nanotechnologie de la Mercatoria, mais sa révélation n’avait surpris ni inquiété personne. Son appareil fut néanmoins scanné, mais ne présentait aucune trace de contamination.

— Où est votre petite amie Hatherence, le très vénérable colonel ? demanda Y’sul à Fassin en observant ostensiblement les alentours. Elle a sauté de son siège et est partie à toute allure avant que la fête ne commence vraiment.

— Elle est morte.

— Morte ? s’étonna Y’sul en réprimant un mouvement de recul. Elle paraissait pourtant si bien armée !

— Elle a tiré sur un appareil de la Mercatoria. L’un des premiers vaisseaux arrivés sur place a pris cela pour un signe d’hostilité et l’a descendue.

— Oh ! s’exclama Y’sul, abattu. Il s’agissait de la Mercatoria, pas de ces Déconnectés ? Vous êtes certain ?

— Oui, j’en suis certain.

— Mince, laissa échapper Y’sul, l’air ennuyé. Il semblerait bien que j’aie perdu un pari dans ce cas-là. Je me demande bien comment je vais pouvoir m’en sortir, ajouta-t-il en s’éloignant, perdu dans ses pensées.

Fassin se retourna vers Valseir.

— Vous êtes sûr que tout va bien ? demanda-t-il.

Le vieil Habitant lui avait paru un peu secoué lorsqu’ils s’étaient retrouvés au-dessus de la carcasse du dirigeable en train de couler. À part quelques éraflures sur la carapace causées par les mouvements de foule, il n’était pas blessé.

— Je vais bien, Fassin, répondit-il à l’humain. Et vous ? Vous avez perdu le colonel, d’après ce que j’ai entendu.

Fassin revit en esprit la silhouette triangulaire de Hatherence se tordre dans les airs – pour les Nasquéroniens, elle avait vraiment la forme d’un de leurs Jeunes –, braquer une arme de poing vers l’appareil qui l’avait touchée, tirer, puis se faire anéantir par un retour de flamme fatal.

— Je commence à m’habituer à voir les gens qui me sont proches mourir de mort violente, reprit-il.

— Hum. Me voilà prévenu, dit Valseir.

— Elle était ma supérieure, Valseir, expliqua Fassin. Elle me protégeait et me surveillait à la fois. Je suis certain qu’elle avait pour mission de m’abattre au cas où je n’aurais pas suivi les instructions de l’Ocula.

— Aurait-elle mis ces ordres à exécution ?

Fassin hésita. Il regrettait d’avoir dit tout cela, bien qu’il en fût intimement persuadé. Toutefois, c’était un peu comme insulter la mémoire de Hatherence. Il détourna le regard et dit :

— Nous ne le saurons jamais, n’est-ce pas ?

Une trappe située au plafond s’ouvrit. Ils levèrent tous les yeux. Deux Habitants entrèrent. Fassin reconnut Setstyin, le colporteur autoproclamé auquel il avait téléphoné le soir où il était sorti en douce de la maison d’Y’sul. L’autre semblait très vieux, avec sa carapace sombre et rabougrie – il ne faisait pas plus de cinq mètres de diamètre ; sa tenue ample était probablement destinée à cacher ses rares membres restants et peut-être même quelques prothèses.

— Voyant Fassin Taak, dit Setstyin en se penchant en avant pour le saluer.

Puis il s’inclina devant Y’sul et enfin devant Valseir qui, étant le plus âgé, méritait le plus de respect.

— Y’sul, Valseir, permettez-moi de vous présenter le Sage-Cuspien-Chospe Drunisine, capitaine du Protecteur planétaire (Supposé) Isaut.

— C’est un plaisir, dit l’Habitant à la carapace sombre d’une voix sèche et cassée.

— Un honneur, répondit Y’sul en poussant Fassin sur le côté pour prendre sa place, avant d’exécuter une courbette extravagante et complexe. Si je puis m’exprimer ainsi.

— C’est un honneur pour nous tous, préEnfant, ajouta Valseir en s’inclinant aussi, mais d’une façon infiniment plus digne.

— Heureux de vous rencontrer, Setstyin, dit Fassin. Et enchanté de faire votre connaissance, monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers le vieil Habitant.

Drunisine était de loin le Nasquéronien le plus âgé et le plus prestigieux que Fassin ait jamais rencontré. Lorsqu’un Habitant – après avoir survécu aux périls de l’enfance, bien entendu – devenait Adolescent, Jeune puis Adulte, et atteignait enfin la Maturité, l’Âge cuspien et la Sagesse, il aspirait à devenir Enfant, ce qui était le zénith, le stade ultime de l’évolution de cette espèce. Il y était même destiné, à condition, bien sûr, de vivre suffisamment longtemps pour cela. Drunisine, pour sa part, était un Chospe, c’est-à-dire qu’il avait presque atteint ce sommet légendaire. Ce qui signifiait qu’il avait probablement plus de deux milliards d’années.

— Je m’appelle Setstyin, reprit l’autre en venant se positionner au centre de la pièce, d’où il examina l’assistance. Je suis un ami du Voyant Taak. J’espère que vous vous êtes bien reposés et que l’on vous a bien soignés. Parce qu’il nous faut parler, à présent.

Ils acquiescèrent. Setstyin agita un membre, et des hamacs descendirent du plafond. La trappe se referma. Ils prirent place.

— Voyant Taak, commença l’ancien. Votre petit appareil ne devra garder en mémoire aucune trace de la bataille qui vient de s’achever.

— Je comprends, répondit Fassin en repensant à l’étrange parenthèse – (Supposé) – qui venait compléter le nom de cette machine énorme.

Il rassembla toutes les données enregistrées au cours de la bataille et les effaça complètement. Il en profita même pour se débarrasser de vieilles informations inutiles.

— Voilà, c’est fait.

— Nous allons avoir besoin de vérifier, dit Setstyin d’un ton désolé.

— Pas de problème. Je suppose que nous sommes censés garder le silence sur ce qui vient de se passer, ainsi que sur cette chose.