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— Vraiment ? demanda Drunisine en se tournant vers l’humain.

— Oui, il s’agit d’algèbre, bredouilla celui-ci.

— D’algèbre ?

— D’après ce que j’en sais, ces données se présentent sous la forme d’équations, précisa-t-il. Des équations qui décrivent un appareil capable de tordre l’espace. Rien de bien extraordinaire, en somme, sauf que dans ce cas précis, cette technique serait utilisée pour voyager plus vite que la lumière, ajouta Fassin en faisant un geste résigné et en laissant apparaître son embarras sur la coque de son gazonef. La Mercatoria m’a mobilisé et confié cette mission sans me demander mon avis. Malheureusement, j’imagine que je suis aussi sceptique que vous. Mes recherches ont très peu de chances d’aboutir.

Drunisine afficha ostensiblement son amusement sur sa carapace.

— Ah bon ! Voyant Taak. En êtes-vous bien sûr ?

— Que se passe-t-il ? demanda Fassin.

— J’allais justement vous le demander, dit Setstyin. Alors, on fait un échange ?

— D’accord, mais j’ai demandé avant vous.

— Que voulez-vous savoir, exactement ?

Ils se trouvaient toujours dans la sphère de réception, à l’intérieur du globe géant. Le capitaine Drunisine était parti. Deux infirmiers adultes étaient en train de s’occuper des blessures superficielles d’Y’sul et Valseir.

— Qu’est-ce que c’est que cette chose ? demanda l’humain en agitant ses membres articulés pour désigner tout le vaisseau. D’où vient-elle ? Qui l’a construite ? Qui la contrôle ? Est-elle unique en son genre sur Nasqueron ?

— Je pensais que son nom et son modèle étaient assez explicites, répondit Setstyin. C’est une machine destinée à protéger notre planète contre certains types d’agressions. Ce n’est pas un vaisseau spatial, si c’est ce que vous pensez. Il ne sort jamais des limites de l’atmosphère. Ce navire vient des Profondeurs, où les machines de ce genre sont stockées habituellement. Nous l’avons construit nous-mêmes. Je veux dire, les Habitants, il y a quelques milliards d’années de cela. Mais il faudrait que je vérifie. Il est dirigé par des gens installés dans un centre de contrôle, des Habitants familiers de la chose militaire, entraînés virtuellement au combat. Quant à l’étendue de notre armement… Je n’en sais rien. Et puis, ce n’est pas le type d’information que l’on divulgue facilement. Ne le prenez pas mal, Fassin, mais après tout, vous n’êtes pas l’un des nôtres. Nous sommes obligés de considérer que vous êtes loyal envers quelqu’un d’autre que nous.

— Il y a quelques milliards d’années, vous dites ? Et vous êtes toujours capables de…

— Ah ! je crois que vous avez posé assez de questions, le gronda Setstyin. À mon tour, maintenant.

Fassin soupira.

— D’accord.

— Êtes-vous réellement à la recherche de données relatives à une technologie qui, comme vous le savez pertinemment, n’existe même pas ?

— La Mercatoria pense que ces informations pourraient l’aider à défaire les envahisseurs d’E-5. Nos dirigeants sont désespérés. Ils sont prêts à tout. Pour ma part, j’ai des ordres à exécuter, et ce que je pense importe peu. Bien sûr, je sais que les générateurs individuels de distorsion spatiotemporelle n’existent pas.

— Comptez-vous tout de même obéir à vos supérieurs jusqu’au bout ?

Fassin pensa à Aun Liss, à ses amis de l’Habitat 4409, à tous les gens qu’il avait rencontrés au fil des ans aux quatre coins d’Ulubis.

— Oui, répondit-il.

— Pourquoi obéissez-vous à ces ordres ? s’étonna l’Habitant. Votre famille et vos collègues sont presque tous morts, votre supérieure directe a été tuée dans la bataille, et il n’y a personne ici pour prendre sa place.

— C’est compliqué. Je ressens peut-être la nécessité d’accomplir mon devoir, à moins que je me sente tout simplement coupable et que j’aie besoin d’agir, de faire quelque chose. Alors, êtes-vous toujours capables de bâtir des machines de protection planétaire ?

— Aucune idée, admit Setstyin. Sans doute. Je vous propose de poser la question à quelqu’un de plus compétent que moi, mais même si la réponse était « non », nous serions forcés de vous répondre « oui ».

— Notre conversation de l’autre jour est-elle à l’origine de toute cette agitation ?

— Vous posez beaucoup de questions gratuitement, Fassin. Mais oui, vous avez parfaitement raison. Cependant, l’arrivée de dizaines de vaisseaux de guerre modifiés pour évoluer dans l’atmosphère de Nasqueron y est peut-être aussi pour quelque chose. Vous avez néanmoins toute notre reconnaissance. Je ne pense pas me tromper beaucoup en vous disant que nous vous devons une fière chandelle.

— Si la Mercatoria découvre le fin mot de l’histoire, je serai condamné à mort pour traîtrise.

— Eh bien, gardez le secret, et nous ferons de même, proposa Setstyin avec sérieux.

— Marché conclu, dit Fassin sans conviction.

Le grand navire sphérique flottait dans les profondeurs d’une énorme bande de gaz mouvant, se déplaçait à grande vitesse sans dépenser la moindre énergie. Il avait commencé à s’enfoncer dans le fond caillé et quasi figé de la Tempête dès que Fassin et les autres furent montés à son bord. Il s’était laissé couler, porter par le courant, avant de s’élever, de ressortir dans la Zone deux et de prendre rapidement de la vitesse, si bien qu’à la tombée de la nuit il se trouvait à cinq cents kilomètres du lieu de la bataille et s’éloignait à plus de trois cents kilomètres-heure.

Fassin, Y’sul, Valseir et Setstyin flottaient au-dessus d’une plate-forme étroite sertie au niveau de l’équateur du vaisseau, près du corps du colonel Hatherence. La lumière tamisée et le vent faible ajoutaient à l’ambiance calme et triste. Le cadavre meurtri et brûlé du colonel avait été retrouvé en même temps que des centaines d’autres, là où flottaient généralement les corps des Habitants défunts. Le sien s’était néanmoins arrêté un peu plus haut, comme l’aurait fait celui d’un enfant.

Lorsqu’on les abandonnait, les défunts finissaient par perdre leurs gaz, gagner en densité et disparaître définitivement dans les Profondeurs. Les parents respectés étaient parfois conservés dans une chambre cérémonielle spéciale, mais le plus souvent, on les laissait se décomposer jusqu’à ce que leur densité les entraîne dans l’hydrogène liquide du cœur de la planète. Lorsque le temps pressait, il arrivait même qu’on les leste pour aller plus vite.

Hatherence n’avait aucune famille ici. Et comme il n’y avait aucun autre Oerileithe sur Nasqueron, Fassin – un étranger, lui aussi – avait été déclaré responsable de sa dépouille. Il avait jugé préférable de la faire sombrer rapidement, plutôt que de conserver son corps pour le rendre à l’Ocula. Il ignorait si elle avait de la famille. Il ne savait pas trop non plus pourquoi il préférait cette solution. La Vérité n’imposait pas de vénérer ses morts, et, d’après ce qu’il en savait, les Oerileithes ne tenaient pas spécialement à récupérer la dépouille de leurs congénères tombés loin de leur terre natale. Toutefois, même si cela avait été le cas, il aurait voulu que les choses se déroulent ainsi. Pour les Habitants, c’était uniquement un problème administratif, voire de salubrité ; pour lui, c’était plus que cela.

Fassin regarda le cadavre extraterrestre – mince, sombre, un compromis entre une raie manta et une étoile de mer géante – qui gisait dans son cercueil de fer. Le fer, issu de météorites, avait toujours été un métal précieux pour les Habitants. Ils y attachaient une valeur sentimentale et l’utilisaient dans les cérémonies. C’était un honneur pour Hatherence que d’être traitée de la sorte. Dans la lumière déclinante, ses restes – sombres par nature, puis noircis par le rayon qui l’avait tuée – ressemblaient à des éclats de ténèbres.