Fassin savait bien qu’il était resté inconscient plus d’une heure ou deux. Sa physiologie ainsi que l’ampleur du nettoyage effectué à son réveil par le gel protecteur et le fluide respiratoire en étaient la preuve. Savoir qu’il s’était écoulé vingt-six jours était un soulagement plus qu’autre chose. Évidemment, perdre autant de temps sans en avoir été informé au préalable, sans s’en être rendu compte, était déconcertant et laissait un arrière-goût de vulnérabilité plutôt désagréable (le retour se ferait-il dans les mêmes conditions ?), mais, au moins, ils n’avaient pas dit un an ou vingt-six ans. Le diable savait ce qui s’était passé dans le système Ulubis durant ce laps de temps – comme les systèmes de son gazonef avaient été éteints, il n’avait aucun moyen de vérifier qu’il s’était effectivement écoulé seulement vingt-six jours. En revanche, force lui était d’admettre qu’au moins une partie de la légende de la Liste des Habitants était fondée. Il y avait bel et bien des trous de ver secrets. Enfin, il y en avait au moins un. Tout bien considéré, ce tunnel entre Ulubis et Aopoleyin avait très peu de chances d’être unique en son genre. Cette découverte à elle seule justifiait la perte de quelques dizaines de jours.
Fassin se surprit à essayer de reprendre sa respiration dans son gazonef.
— Nous avons bien traversé un trou de ver ? demanda-t-il.
— Excellente première question ! En plus, la réponse est évidente : oui !
— C’est effectivement ce que nous avons fait, même si nous préférons parler de « Canule ».
— Où est l’entrée de cette Canule dans Ulubis – sur Nasqueron ? je veux dire. Où est l’Adjutage ? demanda Fassin.
— Ah ! Il connaît notre terminologie.
— Très impressionnant.
— Excellente question, une fois de plus.
— Entièrement et absolument d’accord. Excellente, quoique désespérée.
— Nous ne pouvons pas vous répondre.
— Sécurité.
— Je suis sûr que vous comprendrez.
— Je comprends, répondit Fassin, conscient que cela aurait été trop beau pour être vrai. Depuis quand ce trou de ver existe-t-il ? demanda-t-il.
Les jumeaux restèrent muets pendant quelques secondes.
— Je ne sais pas.
— Pas sûr. Depuis des milliards d’années, probablement.
— Possible.
— Y en a-t-il beaucoup d’autres ? continua l’humain. Je veux dire des trous de ver, des Canules ?
— Pareil.
— Pareil ?
— Oui, pareil : je n’en sais rien.
— Aucune idée.
— Il y en a un certain nombre, assurément.
— Bon ! d’accord, nous le savons, mais nous ne pouvons pas vous le dire. Les conditions de passage, vous savez…
— Quelle barbe, ces conditions de passage.
— Oh ! oui, quelle barbe.
— D’autres trous de ver débouchent-ils à Ulubis, n’importe où dans le système, disons à l’intérieur du périmètre de Oort ?
— Encore une très bonne question. Mais je ne peux pas vous le dire.
— Nous ne sommes que de simples capitaines voyageurs.
— Et celui-ci, qui mène à Aopoleyin : est-il relié à un trou de ver de la Mercatoria ? La Mercatoria possède-t-elle un portail, un Adjutage, ici ?
— Non.
— Je suis d’accord. À question simple, réponse simple. Quel soulagement ! Non.
— Et d’ici, d’Aopoleyin, peut-on rejoindre d’autres trous de ver ?
Silence.
— C’est bête, mais on ne peut pas vous le dire.
— Comme si on pouvait se contenter d’avoir une Canule qui débouche au milieu de nulle part…
— Trêve de détails.
— Oui, on ne sait pas.
— En tout cas, c’est la position officielle.
Fassin émit un signal résigné.
— Encore une condition de passage ? demanda-t-il.
— Vous avez tout compris.
— Mais, pourquoi moi ? voulut savoir l’humain.
— Pourquoi vous ?
— Comment cela, pourquoi vous ?
— Pour quelle raison m’a-t-on permis de venir jusqu’ici, d’emprunter ce trou de ver ?
— Vous nous l’avez demandé, tout simplement.
— Je dirais même mieux : Valseir, Zosso et Drunisine l’ont demandé pour vous.
— Comment aurions-nous pu refuser ?
— Donc, je n’aurais pas pu vous le demander moi-même ?
— Oh ! vous auriez pu, bien sûr.
— N’en dis pas plus.
— Oui, ne jamais insulter les passagers, c’est la règle.
— Une loi non écrite.
— Avez-vous entendu parler d’autres humains, qu’on aurait autorisés à voyager dans vos Canules ? demanda Fassin.
— Non.
— Non, en effet. Mais nous ne savons pas nécessairement tout.
— Et des Voyants ? continua Fassin.
— Non plus.
— Ce qui ne veut rien dire.
— D’accord, dit Fassin, qui sentait son cœur cogner contre les parois de sa cage thoracique. Vous empruntez souvent ce trou de ver ?
— Qu’entendez-vous par « souvent » ?
— Laissez-moi formuler ma question différemment : combien de fois avez-vous utilisé le trou de ver ces dix dernières années standards ?
— Question facile…
— … à contourner.
— Disons quelques centaines.
— C’est vague, mais vous savez ce que c’est… Les conditions de passage…
— Quelques centaines ? demanda Fassin.
Si c’était vrai, ces types-là se baladaient dans leur réseau souterrain comme les hommes prenaient le métro.
— Oui, mais pas plus.
— Y a-t-il d’autres vaisseaux comme… ? En fait non, combien y a-t-il de vaisseaux comme le vôtre sur Nasqueron ?
— Aucune idée.
— Pas la moindre.
— À peu près ? Quelques dizaines, des centaines ?
La moitié gauche de Quercer & Janath souleva furtivement sa combinaison brillante et fit apparaître des motifs amusés sur sa carapace.
La moitié droite, elle, se contenta d’émettre un genre de sifflement.
Fassin leur laissa le temps de formuler une réponse orale, en vain.
— Il y en a beaucoup ? s’entendit-il demander.
Pas de réponse pendant de longues secondes.
— Il y en a quelques-uns.
— Quelques-uns, quelques-uns… Ce n’est pas vraiment l’expression appropriée.
— Peu importe l’expression.
— Encore une fois, les conditions de passage étant ce qu’elles sont…
— Des milliers ? demanda Fassin.
Comme les jumeaux ne répondaient pas, il déglutit et continua :
— Des dizaines de…
— À quoi bon surenchérir ?
— Oui, à quoi bon ? De toute façon, nous ne pouvons pas vous répondre.
Il ne savait trop quoi penser. Il ne pouvait pas y avoir autant de vaisseaux, n’est-ce pas ? Leurs techniques de camouflage étaient très certainement impressionnantes, mais des centaines, de milliers de vols annuels au sein d’un même système ne pouvaient passer totalement inaperçus. Aucune technologie n’était parfaite, infaillible. Les senseurs auraient forcément détecté quelque chose. À quelle distance devraient se situer les portails ? Fassin n’était pas un expert en sciences physiques, mais il était à peu près certain d’une chose : l’entrée d’un trou de ver ne pouvait pas se situer trop près d’une géante gazeuse. Ce genre de mécanisme nécessitait un espace relativement plat, à l’abri des ondes gravitationnelles d’une planète comme Nasqueron. Leurs portails pouvaient-ils être positionnés aussi près que des lunes en orbite basse ?