Il avait essayé d’en apprendre davantage, d’interroger Quercer & Janath sur la manière dont ils localisaient l’entrée – l’Adjutage, comme ils disaient – d’un trou de ver, mais les jumeaux l’avaient surpris en parvenant à être encore plus vagues que d’habitude, en le gratifiant de réponses encore moins pertinentes et utiles qu’à l’accoutumée, ce qui était un véritable exploit.
On l’avait laissé sortir du vaisseau. Il avait flotté à ses côtés, transperçant délicatement le corps à peine plus dense que le vide interstellaire du Nébuleux Hoestruem. En fait, il voulait vérifier de près si tout cela n’était pas une invention. Après tout, comment pouvait-il savoir s’ils étaient vraiment là où ils étaient supposés être ? Il devait les croire sur parole. Il avait certes vu certaines données affichées sur des moniteurs et des projecteurs holographiques. Néanmoins, il pouvait s’agir d’une blague monumentale, ou d’un moyen d’obtenir quelque chose de lui. Il devait donc tout vérifier par lui-même.
Comme il glissait aux côtés du Velpin à travers ce nuage interstellaire prétendument conscient, il mit les senseurs du gazonef à profit pour voir s’il ne se trouvait pas dans quelque vaste environnement artificiel.
D’après ce qu’il pouvait en dire, ce n’était pas le cas. Il évoluait réellement dans un nuage de poussière et de substances chimiques, en bordure d’un système solaire, à un quart de tour galactique de chez lui et à mi-chemin du cœur de la Voie lactée. Les étoiles lui étaient totalement étrangères. Seules les galaxies lointaines lui disaient encore quelque chose. S’il n’était pas vraiment à l’orée de l’espace profond, force lui était d’admettre que la simulation était d’une qualité exceptionnelle. Il fit un peu fonctionner ses réacteurs et expulsa de l’eau pour s’éloigner du vaisseau de plusieurs kilomètres, mais ne rencontra aucun mur, aucun écran géant. Soit il se trouvait dans une simulation prodigieuse, soit tout cela n’existait que dans son esprit, soit on se servait de l’interface de son gazonef pour le plonger dans une expérience sensorielle d’un réalisme à toute épreuve.
Valseir lui avait dit un jour que toute théorie qui invoquait le solipsisme pour expliquer les phénomènes qu’elle était censée décrire devait être considérée avec la plus grande méfiance.
Valseir parlait de la Vérité et des religions en général, mais Fassin trouvait que sa phrase s’appliquait à merveille à la présente situation. Il n’avait d’autre choix que d’agir comme si tout cela était vrai, tout en gardant continuellement à l’esprit qu’il pouvait très bien s’agir d’un simulacre, juste au cas où. Car, si les jumeaux ne lui avaient pas menti, il était peut-être sur le point de faire la plus grande découverte de l’histoire de l’humanité, une découverte dont les conséquences positives ou négatives seraient colossales pour la Mercatoria, pour ses adversaires et pour toutes les espèces Voyageuses de la galaxie. Il se rappela soudain la projection qui lui avait délivré ce message, une éternité plus tôt, à la Maison d’Automne. Qu’est-ce qui était le plus probable ? Cette réalité apparente ? L’hypothèse d’un simulacre, d’une blague gigantesque ? Cela se discutait.
Il fit toutes les vérifications imaginables pendant qu’il était à l’extérieur du Velpin. Il était bien dans l’espace, cela ne faisait aucun doute. À moins d’être victime d’une simulation si parfaite qu’elle rendait excusable sa crédulité. Ce qui lui rappela la conversation qu’il avait eue avec Hatherence à propos de la Vérité. L’Oerileithe aurait très certainement goûté le dilemme auquel il devait faire face.
Il pourrait, supposait-il, tenter de s’enfuir, tout simplement. Le gazonef était en mesure de le maintenir en vie indéfiniment. Il était parfaitement capable de pénétrer une atmosphère planétaire. À condition d’économiser ses propulseurs, il pourrait très bien atteindre le cœur du système Aopoleyin en quelques années. Il lui serait même possible de dormir pendant la majeure partie du trajet. Et ensuite ? Il ne savait rien de ce système. Selon l’atlas rudimentaire de son gazonef, l’endroit où il se trouvait s’appelait les Hauteurs de Khredeil (quoi que cela pût signifier). Ce système particulier n’était pas sur les listes de la Mercatoria et était officiellement inhabité. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il était désert – la moindre parcelle galactique semblait occupée par des êtres qui la considéraient comme leur territoire exclusif –, mais cela voulait dire qu’il n’aurait pas beaucoup de chances de rentrer chez lui un jour.
Il retourna à bord lorsque Quercer & Janath lui signalèrent avec enthousiasme qu’ils avaient trouvé quelque chose. Ce n’était pas le vaisseau de Leisicrofe. C’était une délicate boule de gaz et d’éléments chimiques – un agrégat de cordes froides et sales, ouvertes au vide, reliées entre elles par une gravité infime : l’esprit du Nébuleux.
… Vous cherchez… ?
— Un Habitant. Un Habitant des géantes gazeuses appelé Leisicrofe.
… Image…
— Image ?
… Dois demander à voir une image… une image spécifique…
— Ah oui ! j’ai une image sur moi. Comment… Où, je veux dire à quoi, dois-je la montrer pour que vous puissiez la voir ?
… Non… décrivez…
— D’accord. Ce sont des nuages blancs dans un ciel bleu.
… Accordé…
— Donc vous pouvez me répondre ? Où est Leisicrofe ?
… Parti…
— Quand est-il parti ?
… Comment vous mesurer temps… ?
— Avec le système standard.
… Connais… Leisicrofe parti il y a 7,35 × 108 secondes…
Fassin fit rapidement le calcul. Cela faisait donc une vingtaine d’années.
Il flottait en périphérie de l’esprit du Nébuleux. Le gazonef était accroché entre deux larges bandelettes de gaz à peine moins froides que l’espace environnant. À sa grande surprise, il était en pleine fouille, il avait ralenti pour communiquer avec un être qui, à côté des Habitants les plus lents, paraissait réfléchir à la vitesse d’un escargot. À sa connaissance, rien ne pensait moins vite qu’un Nébuleux.
Soudain, un signal venu de l’extérieur, du Velpin. Alors, il demanda :
— Où est parti Leisicrofe ?
Puis il accéléra.
— Vous en avez pour longtemps ? lui demanda Y’sul, agacé. Je commence à ne plus supporter ce monomaniaque bilatéral. Cela fait dix jours, Fassin. Que se passe-t-il ? Vous vous êtes endormi, ou quoi ?
— Je vais aussi vite que possible. Pour moi, cela n’a duré que quelques dizaines de secondes.
— Vous n’êtes pas obligé de ralentir, vous savez. Parlez et réfléchissez comme vous le faites d’habitude. Cela ne vous empêche pas ensuite d’attendre que l’autre vous réponde à son propre rythme. Inutile de nous faire une démonstration de Voyance…
— Le dialogue serait plus difficile à établir de cette façon. Et puis, ce serait lui manquer de respect. On obtient davantage des gens lorsqu’on…
— D’accord, d’accord, d’accord. Bon ! faites comme vous voudrez. Pour ma part, je vais essayer de trouver de nouveaux jeux pour occuper ce crétin à double personnalité. Vous, continuez de vous amuser, faites la causette à ce légume de l’espace. Je me charge du sale boulot. J’aurais mieux fait de ne pas venir. En plus, je suis certain d’avoir raté des batailles formidables…