Onze cents vaisseaux. Ils faisaient face à onze cents vaisseaux. Tous étaient bien sûr suffisamment grands pour parcourir la distance qui séparait E-5 d’Ulubis en un temps raisonnable. Tous étaient probablement bien armés. Ulubis avait réuni moins de trois cents navires de combat en mettant à contribution toutes ses capacités industrielles. La Grande Flotte, qui était toujours en chemin, était de taille similaire. Heureusement, les appareils qui la constituaient étaient beaucoup plus puissants : il y avait des destroyers de toutes tailles, des croiseurs moyens et lourds, plus des machines vraiment énormes, des cuirassés et des vaisseaux de guerre démesurés.
Ulubis avait des frégates, des destroyers, des croiseurs légers et un vieux cuirassé baptisé Carronade. Ils avaient construit une flotte importante dans les années qui avaient suivi la destruction du portail, et des navires supplémentaires depuis que la menace de l’invasion s’était précisée, mais rien de suffisant pour faire face à quelque chose de si massif. Sans compter qu’ils avaient perdu un sixième de leur flotte en quelques minutes de combat sur Nasqueron, dont leur seul autre cuirassé. Il s’agissait pour la plupart d’unités légères, mais leur perte se ferait cruellement sentir.
La dernière mauvaise nouvelle en date était que le consortium chargé de construire le canon à rail magnétique avait pris tellement de retard qu’on n’aurait pas le temps de procéder aux essais avant la fin de l’invasion. De fait, décision avait été prise de le démanteler pour qu’il ne tombe pas entre les mains de l’ennemi. Il y avait, dans cette colossale perte de temps et de ressources, quelque chose de sublimement élégant, se dit Sal.
Kehar Industry et ses concurrents avaient œuvré de conserve pour construire, réparer, mettre à jour, modifier autant de vaisseaux de guerre que possible, et avaient militarisé des dizaines de navires civils. Ils avaient réellement fait leur maximum, pourtant cela ne suffirait pas. L’ennemi était beaucoup trop nombreux. Ulubis aurait de quoi se battre, mais sa défaite était assurée.
— Cela ne pourrait pas être pis ! lâcha le général Thovin, en recrachant presque sa boisson.
Ils se trouvaient à bord d’un liner réquisitionné, transformé en navire de soutien, positionné en orbite au-dessus de Nasqueron. Saluus et Sorofieve, le sous-maître des Propylées, avaient été envoyés sur place par le Cabinet de guerre pour insister sur l’urgence des pourparlers entamés avec les Habitants. Thovin, qui avait été nommé commandant en chef des forces orbitales d’Ulubis, était à la tête d’un détachement faiblement armé qui n’aurait pas pu faire grand mal aux envahisseurs. Son nouveau titre, quelque peu ronflant, était sans doute supposé pallier les faiblesses du matériel mis à sa disposition.
— Nous ne pouvons même pas nous rendre, dit-il, car si nous le faisons, la Grande Flotte nous massacrera. On va se faire baiser deux fois ! ajouta-t-il en repoussant son verre.
Saluus n’aimait pas Thovin. Celui-ci faisait partie de ces gens qui arrivaient au sommet grâce à la chance, à leurs amis, à l’indulgence de leurs supérieurs, à ce manque de respect qui impressionnait les plus faibles et qui était en réalité la marque des sociopathes. Parfois, néanmoins, du fait de sa brusquerie et de son incapacité à mesurer les conséquences de ses remarques, il lui arrivait de dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas. Un poète comique déclamant des vers de mirliton…
— Il n’est pas question de capitulation, intervint rapidement Sorofieve, en regardant furtivement autour de lui pour s’assurer que personne d’autre n’avait entendu ce mot interdit en « C », ce qui amusa beaucoup Sal.
Heureusement, le salon du vieux liner était désert. Seuls étaient présents les trois hommes, leurs aides les plus proches et les employés du bar. (Liss était là, sombre et superbe. De temps à autre, elle échangeait quelques mots avec un autre de ses assistants, secrétaire ou aide de camp. Comme le sous-maître regardait autour de lui, son regard croisa celui de Sal. Elle sourit et haussa les sourcils.)
S’il y avait des espions dans la salle, nul n’était besoin de les chercher dans l’ombre ou derrière des meubles, car, pensa Saluus, ils devaient être assis ici, autour de cette table. Les aides indispensables sur lesquels ils s’appuyaient tous pour régler leur petite vie étaient bien entendu les mieux placés pour les épier. Si le Hierchon – ou un autre des pontes de la Mercatoria d’Ulubis – venait à être informé de la mention d’une capitulation éventuelle ou d’une autre idée tout aussi taboue, ce serait probablement par la bouche de l’un d’entre eux.
Saluus savait qu’on ne pouvait jamais être sûr à cent pour cent de la loyauté d’un employé, mais il était persuadé que sa Liss adorée ne travaillait pour personne d’autre. Au tout début de leur relation, il avait délibérément laissé échapper quelques informations pour voir si elle allait les répéter. Évidemment, le fait qu’elle ait fréquenté Fassin de près ou de loin pendant des décennies était une garantie en soi. Elle ne pouvait pas avoir fait tout cela dans le seul but de se rapprocher d’un simple industriel.
— Pas question de capitulation ? dit Thovin en se retournant vers ses secrétaires, en levant son verre et en clignant de l’œil de façon théâtrale. C’est pourtant ce que nous serions en train de mettre au point si la Grande Flotte n’était pas en chemin. Ce serait le truc le plus rationnel à faire. Je ne dis pas que nous devrions nous rendre, reprit-il en reniflant. J’ai reçu l’ordre de ne pas le faire, de me battre jusqu’au dernier homme, mais, si nous n’attendions pas la Flotte et si nous n’étions pas à la recherche de ce machin…, ce truc sur Nasqueron… (Il s’agissait bien entendu de l’équation supposée permettre de déchiffrer la Liste. L’arme secrète mythique que Fassin, s’il était toujours en vie, devait être sur le point de trouver.) Que pourrions-nous faire d’autre pour ne pas être massacrés jusqu’au dernier ?
— Nous sommes préparés, prévenus, rétorqua Sorofieve, avec un sourire désespéré. Nous sommes prêts à nous sacrifier. Nous nous battrons pour nos patries, pour l’honneur, pour… (il regarda une nouvelle fois autour de lui), pour notre humanité !
Ah ! comprit Sal. Sorofieve avait vérifié qu’il n’y avait pas d’extraterrestres dans l’assistance.
— Nous avons des millénaires de sagesse et d’art militaire derrière nous, continua le sous-maître. Que sont ces Affamés renégats en comparaison ?
Onze cents vaisseaux, voilà ce qu’ils sont, pensa Sal. Onze cents contre trois cents. Sans compter leur armement largement supérieur au nôtre – c’était, en tout cas, ce qu’affirmaient les stratèges. Que valait un cuirassé d’Ulubis face à leurs mégavaisseaux ?
Ils avaient rencontré des représentants nasquéroniens l’après-midi même. Ils avaient d’ailleurs dû descendre en personne dans l’atmosphère de la planète, engoncés dans des combinaisons, enfermés dans des gazonefs de deux ou trois places, pour assister à des réunions dans un cuirassé géant mis à leur disposition par les Habitants. En relevant les verrières des gazonefs, il était possible de communiquer directement avec ces créatures, en tête à moyeu, pour ainsi dire.
Saluus ne se voyait pas passer plusieurs jours d’affilée dans ces conditions difficiles, mais le résultat en vaudrait peut-être la peine. Les Habitants paraissaient apprécier cet effort – grâce aux conseils prodigués par des Voyants de haut rang, descendus en même temps qu’eux pour des raisons évidentes de sécurité. Saluus parvenait désormais à déchiffrer sans difficulté leur langage, mélange de paroles, de postures et de motifs affichés sur leur carapace sensible. Malheureusement, il était sans doute trop tard. Au moins avait-il le sentiment de faire quelque chose de ses journées. Les chantiers de KI étaient en pilotage automatique, travaillaient en flux tendu, en parfaite synchronisation avec les demandes des militaires. Sa présence n’était même plus requise.