— Tout à fait, enchérit Yawiyuen. Nos habitudes n’ont rien à voir avec les vôtres. Tout ce que nous apprenons de votre bouche est immédiatement partagé avec ceux que vos propos intéressent. Nous ne sommes pas en position d’ordonner à d’autres Habitants de faire ou de ne pas faire certaines choses. Aucun Nasquéronien ne l’est, car notre société n’est pas hiérarchisée comme la vôtre. Nous partageons nos informations sans problème. L’arrivée imminente des Affamés est connue de tous, tout comme l’était celle des forces de la Mercatoria avant l’incident de la Tempête C2 UV 3667. Ceux qui sont responsables de nos systèmes défensifs ont très certainement pris note de ce que vous nous avez appris. Toutefois, nous ne pouvons pas vous en dire davantage. Nos collègues qui s’occupent de la défense de la planète ne parlent jamais aux étrangers, et ils n’ont jamais ni donné, ni loué, ni échangé notre technologie.
— Vous parlez de vos collègues, mais à qui ceux-ci doivent-ils rendre des comptes ? demanda Sorofieve.
— Bien joué.
— À personne, répondit Yawiyuen, presque méprisant.
— Mais ce n’est pas possible, insista Sorofieve.
— Pourquoi cela ?
— Eh bien, comment peuvent-ils savoir ce qu’il convient de faire ?
— Ils sont très entraînés, vous savez.
— Qui détermine le moment où il faut cesser de discuter pour passer à l’action ?
— Eux-mêmes.
— Eux-mêmes ? fit Sorofieve, incrédule. Vous laissez votre armée prendre seule ce genre de décision ?
— Notre sous-maître n’a pas fait ses devoirs, apparemment ? envoya Sal à Liss.
— Oh ! il l’a peut-être lu quelque part, répondit-elle. Mais il n’y a pas cru.
Saluus avait fait énormément de recherches sur les Habitants. Il fut surpris de constater qu’il ne savait presque rien d’eux. Il était intelligent, éduqué, il avait des relations en haut lieu, mais il s’était senti honteux d’être à ce point étranger aux us d’une espèce avec laquelle il partageait le même système solaire. C’était un peu comme si les humains d’Ulubis avaient inconsciemment décidé d’ignorer leurs voisins, comme ceux-ci les ignoraient. Pourtant, Ulubis accueillait des Voyants et faisait partie des rares systèmes de la galaxie où autant d’espèces différentes se croisaient et se fréquentaient. Malgré cela, la plupart des gens ne savaient presque rien – et ne souhaitaient rien savoir – des Habitants. Une très faible minorité d’humains se montraient plus curieux que les autres, mais on les considérait comme une bande de marginaux, d’adolescents attardés. Face à une menace importante, ils avaient désespérément besoin de l’aide de leurs mystérieux voisins. Quelle ironie.
En potassant, Saluus s’était rendu compte que tous les clichés concernant les Habitants n’étaient pas absurdes : ainsi, plus on en apprenait à leur sujet, plus le mystère s’épaississait. (Liss avait d’ailleurs fait un parallèle pertinent avec la géante gazeuse, véritable puits sans fond.)
— Évidemment que notre armée décide du moment où nous devons entrer en guerre, expliqua posément Gruonoshe. Ce sont des experts.
— Je pense, si je puis me permettre de prendre la parole, intervint le Voyant en chef Meretiy, que nos sociétés respectives ont des façons différentes d’appréhender leurs capacités militaires. Nous – je parle non seulement des humains, mais aussi de l’ensemble de la Mercatoria – considérons notre armée comme un outil dont se servent les hommes politiques, élus par l’ensemble de la population. En revanche, nos amis Habitants considèrent la leur comme une vénérable et ancienne institution, destinée à accueillir ceux qui ressentent l’appel des armes, une institution dont la fonction accessoire serait de défendre la planète. On pourrait la comparer à nos pompiers volontaires, qui n’ont pas besoin de l’aval des politiques pour passer à l’action. Sa raison d’être est de réagir le plus vite possible en cas de nécessité, ni plus ni moins.
— Putain, ça c’est de l’explication, envoya Liss.
En entendant sa voix prononcer ce premier mot vulgaire, Sal eut un début d’érection. Il se demanda combien de g il fallait pour empêcher un homme de bander.
— Les pompiers ont des… chefs, des officiers, n’est-ce pas ? dit Sorofieve d’une voix plaintive en regardant tour à tour Meretiy et Saluus. Nous pourrions leur parler non ?
Yawiyuen rebondit dans son siège.
— Sûrement pas.
— Mais il le faut ! geignit Sorofieve.
— Pourquoi ?
— En plus, dit le général Thovin en admirant le vaisseau noir et effilé par la galerie d’observation du liner réquisitionné, ce machin a l’air rapide. Il a un nom ? demanda-t-il comme les étoiles défilaient à vive allure.
— Coque 8770, répondit Saluus. Les militaires lui trouveront un vrai nom quand on le leur remettra officiellement. Même si c’est un prototype et qu’il n’est sans doute pas complètement opérationnel.
— Les temps sont durs, commenta Thovin en se curant une dent. Cet engin nous servira bien à quelque chose. Ne serait-ce que de missile.
C’est ce que tu crois vraiment, pensa Sal.
— Nous n’en sommes tout de même pas là.
Ils étaient seuls. Thovin lui avait proposé de faire une balade dans le navire civil quasi désert.
— Vous pensez que nous perdons notre temps ici, Kehar ? demanda Thovin en se retournant vers lui et en levant sa tête presque dépourvue de cou.
— Vous voulez parler des Habitants ?
— Oui, je parle de ces saloperies d’Habitants.
— Probablement. Mais M. Fassin Taak – s’il est toujours en vie – perd lui aussi son temps à chercher quelque chose qui n’existe certainement pas.
— Il était votre ami, n’est-ce pas ? demanda l’officier en plissant les yeux. Vous étiez camarades de classe, non ?
— Oui, nous sommes allés au lycée et à l’université ensemble. Nous sommes restés en contact depuis. Ses derniers moments de détente, il les a vécus dans ma maison de Murla. C’était juste avant son départ pour Nasqueron.
— Moi, c’était à l’Académie de la Garde, dit Thovin en marchant jusqu’à l’autre extrémité de la galerie pour admirer le vaisseau noir qui flottait tout près du liner. C’est votre porte de sortie, Kehar, pas vrai ? demanda-t-il d’un air innocent.
Tu n’es donc pas aussi bête que tu en as l’air.
— Et où suis-je supposé déboucher ? rétorqua-t-il avec un sourire.
— Loin des ennuis, évidemment. Vous resterez planqué jusqu’à la fin de l’occupation. Après, vous referez votre apparition…
— Je n’y avais pas pensé. Pourquoi, vous voulez me proposer vos services ?
— Je ne saurais pas le piloter. Mais vous, vous avez appris, je présume.
Saluus avait déjà piloté la Coque 8770 lui-même – ce n’était un secret pour personne. Avec le soutien d’un ordinateur, il se débrouillait plutôt bien derrière un manche à balai. Comme tout le monde, d’ailleurs.
— Au moins, vous n’empêcherez pas un de nos braves gars d’aller sur le front, poursuivit Thovin, pince-sans-rire.
— Ce serait marrant si nous vainquions les envahisseurs, ou si la Grande Flotte se perdait en route, hein ?
— Hilarant.
— Vous croyez qu’on va obtenir quelque chose de ces Yo-Yo ambulants ?
— À mon avis, il ne faut plus rien espérer, mais bon ! cela vaut quand même le coup de continuer.