— Ah oui ? Vous êtes sûr ?
— Peut-être qu’un de leurs équipages aura envie d’aller défendre Sepekte, comme cela, pour le plaisir. À moins qu’un de nos gars, sur Nasqueron, ne mette la main sur cette fameuse Équation. À moins encore que Fassin Taak n’apparaisse soudainement et ne nous permette de nous enfuir tous par un trou de ver secret, ou que nous puissions aller chercher la Grande Flotte là où elle se trouve. Qui sait ?
— Vous pensez donc que nous ne perdons pas notre temps ici ?
— Non, au contraire. Mais que pouvons-nous faire d’autre ? Remplir des sacs de sable ?
Thovin sourit presque.
— Évidemment, s’ils arrivaient du jour au lendemain avec leurs supervaisseaux, nous n’aurions même plus besoin de construire des navires de guerre…
— Je suis certain que Kehar Industry pourrait se contenter de fabriquer des navires civils. D’ailleurs, continua-t-il en jetant un regard circulaire sur la galerie d’observation, il y a manifestement pas mal de détails à revoir dans ces vieux plans.
Thovin désigna du menton le vaisseau noir et effilé.
— S’il vous le demandait, vous laisseriez celui-ci au Hierchon, pas vrai ?
Sal prit le temps de réfléchir avant de répondre :
— Je ferais mieux de le détruire tout de suite.
Le général se tourna vers lui, le front plissé, le regard interrogateur.
— Je ne plaisante pas, reprit Sal en souriant. C’est vraiment un prototype, pas le genre de machine dans laquelle j’enfermerais un chef d’État important, surtout pour voler à grande vitesse, ce pour quoi cet engin a été conçu. Personnellement, j’ai vraiment confiance dans ce vaisseau, mais je ne prendrais jamais le risque de mettre le Hierchon dedans. Et s’il mourait dans un accident ? Pas terrible comme publicité. Nos actions en prendraient un sacré coup.
Thovin hocha ostensiblement la tête en détaillant le vaisseau.
— Alors, qu’il nous serve au moins de missile, dit-il.
— Moi aussi, dit doucement Liss dans les ténèbres. J’ai tout de suite vu que c’était un idiot parachuté en haut de l’échelle.
— Comme idiot, c’est vrai qu’il est pas mal. En fait, je pense qu’il est aussi authentiquement stupide que nos négociateurs nasquéroniens sont naïfs. Peut-être Thovin devrait-il diriger les discussions. De toute façon, cela ne pourrait pas être pire.
Ils étaient au lit à l’intérieur du prototype. C’était beaucoup plus sûr que de rester à bord du liner ou d’un navire de soutien de l’ambassade, même si le luxe y était infiniment moins ostentatoire et l’espace plus réduit. Saluus ne pouvait pas affirmer que personne n’avait piégé son nouveau jouet durant sa conception, toutefois, il avait confié sa construction à ses hommes les plus dignes de confiance, et n’avait pas été avare de son temps pour superviser les travaux. Comme endroit discret pour dire des choses qu’on ne souhaitait pas que les autres entendent, on ne pouvait pas faire mieux.
— Tu crois qu’il était sérieux, qu’il a vraiment envie de partir ?
Saluus hésita. Il n’avait jamais vraiment abordé ce sujet avec Liss. Elle devait avoir deviné toute seule la raison d’être de ce vaisseau – tout comme Thovin, ce qui était inquiétant en soi (combien étaient-ils donc à avoir lu dans son jeu ?). Néanmoins, parler ouvertement de sa fuite éventuelle n’aurait servi à rien.
— Non, répondit Sal en décidant finalement de continuer à faire comme si de rien n’était. Tu sais, j’en suis même venu à me demander si Thovin n’était pas un genre d’espion.
— Tu crois ?
— Je ne serais pas du tout étonné d’apprendre qu’il fait des rapports réguliers au Hierchon ou du moins aux huiles des services secrets. Je pense que son bluff, sa façon de dire brutalement certaines choses n’est qu’une façon d’amener les gens à baisser leur garde. Cet enfoiré pourrait bien être un détecteur de traîtres.
Liss pressa son corps long et fin contre le sien et se mit à le caresser doucement, tendrement.
— Et il ne t’a pas détecté.
— Évidemment, puisque je suis tout ce qu’il y a de plus honnête.
— C’est vrai.
Parfois, comme elle s’endormait dans ses bras, il sentait ses doigts dessiner d’étranges motifs dans son dos, comme si elle essayait de déchiffrer un étrange code amoureux. Alors, elle sombrait dans le sommeil et s’arrêtait, ou se réveillait en sursaut, embarrassée, avant de se retourner et de se mettre en boule.
Groggy, une fois de plus. À bord du Velpin. Encore. Aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis leur départ. Les jumeaux leur avaient simplement dit à tous les trois que cela ne prendrait que « quelques jours ». Puis, en privé, lorsque le Sceuri ne pouvait pas les entendre, ils avaient chuchoté à Fassin et Y’sul qu’ils devaient leur faire confiance.
— Mais, chut, d’accord ?
Fassin et l’Habitant s’étaient regardés sans comprendre.
Quelques jours. La traversée, de portail à portail, était quasi instantanée, bien sûr. Ce qui prenait du temps, c’était d’arriver jusqu’à l’ouverture du trou de ver et de rejoindre leur destination après en être sorti. Et puis, il y avait aussi les détours et les manœuvres effectués lors du départ, afin de tromper les espions éventuels et de les empêcher de détecter l’emplacement du portail. Enfin, ce n’était qu’une supposition. Quercer & Janath, eux, savaient, bien évidemment, mais ils n’avaient aucune intention de leur révéler quoi que ce soit, et encore moins de leur permettre de rester éveillés pendant ces étranges transferts galactiques.
L’espace était pourtant surveillé, quadrillé. Comment pouvait-on faire voler autant de vaisseaux sans jamais se faire voir ? Des télescopes pour toutes les longueurs d’onde, des capteurs gravitationnels, des détecteurs de neutrinos – il y avait des yeux partout. Dans tous les systèmes développés, la moindre parcelle d’espace proche ou lointain était disséquée, le moindre signal, quelle que soit sa nature, était interprété. Quelque chose aurait dû apparaître. Sauf si leurs portails se trouvaient tous dans des systèmes non développés, où ils avaient moins de chances d’être observés.
Non, ils en avaient forcément autour d’Ulubis et d’Ashum.
Surveillé, quadrillé. Observé, suivi par quelque chose de suffisamment petit pour ne pas être détecté, peut-être ? Quelqu’un, quelque chose devait avoir suivi les Habitants à l’intérieur du système, et s’était forcément retrouvé soudainement dans un trou de ver secret. Et pourtant, tout semblait prouver le contraire.
Les Habitants paraissaient tellement nonchalants, tellement indolents, tellement tête en l’air. Était-il possible de passer à côté de leurs portails indéfiniment ? Les Habitants étaient-ils des génies de la comédie, des as du camouflage, disciplinés au point de ne jamais faire aucune erreur au cours de leurs innombrables voyages/transferts/sauts/que sais-je ? Ils avaient certes eu dix milliards d’années pour s’entraîner, pour atteindre la perfection. Dieu seul savait quelles aptitudes ils avaient développées dans un laps de temps pareil. (Cependant, il y avait toujours le chaos, le hasard extrême, la malchance, qui faisaient que, parfois, les choses tournaient mal en dépit de votre infaillibilité…)
Cela n’en finirait donc jamais. Rovruetz, Direaliete. Merde, encore plus de noms étranges, d’endroits à visiter, de chemin parcouru. Il finirait par crever à force de suivre cet Habitant insaisissable, d’accumuler de la fatigue, jusqu’à l’hébétude. Un jour ou l’autre, il ne se rappellerait même plus l’objet de sa folle quête ; il trouverait Leisicrofe alors qu’il serait probablement trop tard, et il ne se souviendrait même plus de ce qu’il était supposé lui dire. Il se demanderait ce que ce vieux fou pourrait bien avoir d’intéressant à lui donner.