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Des jours. Tout ce chemin parcouru. Tout ce temps perdu et ces années-lumière qui le séparaient de ce qu’il devait trouver, alors que la vie continuait dans le système Ulubis. Sans lui.

Il testa le bras manipulateur défaillant de son gazonef, le plia, le détendit, puis se força à regarder le moniteur, de l’autre côté du compartiment. Les étoiles tournoyèrent un instant, puis se stabilisèrent pour devenir une toile de fond sur laquelle se découpait un énorme vaisseau sombre et noueux, un anneau de deux cents kilomètres de diamètre, tout en côtes noires et luisantes et en facettes fracturées, qui scintillaient dans la faible lumière d’un soleil lointain à la manière d’une couronne de charbon mouillé. Il s’agissait du Rovruetz, le vaisseau sépulcral de Cineropolis, un navire appartenant à la Grande Flotte Expiatoire des Ythyns, un Transporteur mortuaire.

Y’sul étudia longuement l’image, avant de secouer ses collerettes sensitives.

— Forcé de se mêler aux Morbides ! s’exclama-t-il d’un ton à la fois irrité, endormi et résigné. On aura tout vu.

— Qu’est-il arrivé aux Travailleurs ? demanda Fassin. Je croyais que Leisicrofe était supposé les étudier ?

— On dirait bien qu’ils n’ont pas récolté le fruit de leur boulot, envoya Y’sul.

— On nous a trompés.

— Bluffés, même.

Le Velpin était resté suspendu au-dessus des carcasses de vaisseaux éparpillées sur la face externe de l’anneau, tandis que Fassin et Y’sul se dirigeaient vers le navire géant. Les Ythyns leur avaient proposé d’entrer directement à bord du Rovruetz, ce que Quercer & Janath avaient immédiatement refusé en dissimulant un frisson d’horreur sous leur combinaison scintillante. Fassin supposait que la simple proximité de l’anneau sépulcral, avec sa collection d’épaves et de ruines sans vie était suffisamment difficile à supporter pour eux.

Les Ythyns étaient une espèce Pilleuse, dont la spécialité était la collecte des morts. Ils n’en faisaient rien de particulier ; ils se contentaient de les stocker en les classant par catégorie, type et taille, et ne récupéraient habituellement que les cadavres dont personne ne voulait – ainsi que les navires et appareils abandonnés qu’ils pouvaient trouver sur leur chemin. Cette habitude macabre, leur obsession pour la mort, leur valaient d’être surnommés « les Morbides ».

Fassin et Y’sul furent accueillis dans un hall caverneux et faiblement éclairé par un officier, créature volante haute de trois mètres, vêtue d’une combinaison de gelée transparente sous laquelle on devinait sa peau parcheminée, bleu foncé. Les deux paires d’ailes soigneusement nouées dans son dos – et dont l’envergure était proche de douze mètres – indiquaient qu’il s’agissait d’un jeune. Il se tenait sur trois membres, dont un plus épais à l’arrière. Le bec de la créature était serti de métaux précieux, qui brillaient sous le gel de sa combinaison. Ses yeux étaient deux énormes rondelles noires. Deux tuyaux partaient de ses narines et rejoignaient des réservoirs sphériques pareils à des œufs en argent terni fixés dans son dos. Il n’y avait aucune atmosphère à bord des vaisseaux de son espèce ; les équipages, tout comme leurs passagers décédés étaient constamment exposés au vide, au néant, à une température proche du zéro absolu, grâce à laquelle les cadavres pouvaient échapper à la putréfaction pendant des éons.

— Vous êtes les bienvenus, leur envoya l’officier.

Son signal était plat et totalement inaccentué, précédé uniquement par des marques de tristesse et de révérence.

— Vous êtes monsieur Taak et vous monsieur Y’sul, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oui, répondit l’humain.

— Je me présente : je suis le Neuvième Lapidaire Réceptionneur. Mais vous pouvez m’appeler Neuvième ou Lapidaire. Dites-moi, messieurs, savez-vous ce qu’il adviendra de vos dépouilles après votre mort ? Avez-vous déjà pris vos dispositions ?

Les Ythyns ramassaient les morts depuis un bon milliard d’années. C’était une épouvantable malédiction, la conséquence d’une défaite très ancienne. Ils avaient perdu leur empire, leurs planètes, leurs Habitats majeurs, la plupart de leurs vaisseaux, et ils s’étaient perdus eux-mêmes en se lançant dans un vaste programme de rectification génétique, qui les fit lentement abandonner leur statut de petites créatures rondes et intellectuelles pour celui d’êtres étranges excessivement obsédés par la mort.

La cruauté et la malignité de leurs adversaires avaient résidé dans la mise à jour d’une faiblesse congénitale latente chez les Ythyns. De fait, ceux-ci avaient toujours été un peu plus fascinés par la mort que les autres espèces de leur groupe. Toutefois, leurs penchants ne sortaient pas du cadre de la normalité et n’étaient pas marqués au point de les caractériser complètement. Leurs ennemis s’étaient contentés d’altérer leur psyché et de les aider à devenir ces créatures morbides ; les Ythyns avaient entrepris seuls de bouleverser leur physionomie, de devenir étrangers à eux-mêmes. Il n’y avait aucun projet artistique derrière cette idée. Ils avaient juste modifié leur corps de manière à l’adapter à leur passion nouvelle et bizarre, à l’environnement dans lequel ils évolueraient exclusivement. Ceux qui avaient refusé de se soumettre à ce nouveau mode de vie furent tués ou chassés, ou forcés de subir un traitement, auquel ils furent nombreux à mettre un terme prématurément en se suicidant.

Les survivants devinrent des créatures errantes, formèrent l’une de ces espèces – il y en avait des dizaines – privées de patrie. Ils construisirent des vaisseaux sombres et froids, rassemblèrent d’énormes banques de données et bibliothèques qui traitaient de leur sujet de prédilection : la mort. Ils hantaient les champs de bataille, les lieux où avaient été perpétrés des massacres, où s’étaient produites de grandes catastrophes. Rapidement, ils en vinrent à collecter les corps non réclamés, à les stocker tels qu’ils les trouvaient dans leurs navires sans atmosphère. Ils faisaient ainsi le tour de la galaxie, dessinaient une spirale infinie. Trop gros pour emprunter des trous de ver, trop froid pour se rapprocher des étoiles, le vaisseau sépulcral dépendait de navires plus petits, qui se chargeaient à sa place de la récolte des morts. Toutefois, les Propylées dont dépendaient les portails de la Mercatoria ne travaillaient pas gratuitement, aussi, par manque d’argent, les vaisseaux des Ythyns n’avaient que rarement l’occasion d’emprunter le réseau mercatorial.

Ils gardaient également les navires qui contenaient les morts – notamment ceux des gens qui choisissaient de venir mourir ici. Pour la plupart, il s’agissait de coques rouillées, d’épaves inutiles arrivées en fin de vie, des épaves néanmoins sacrées pour les Ythyns. De temps à autre – extrêmement rarement, en fait –, il arrivait qu’une société leur fasse une donation, un legs. Quand ils en avaient les moyens, lorsque cela en valait la peine, qu’il y avait de nombreux corps à récupérer de l’autre côté d’un trou de ver, les Ythyns acceptaient de dépenser l’argent qu’ils avaient accumulé pour envoyer un vaisseau-aiguille effectuer la récolte. Toutefois, le plus souvent, ils se contentaient de ramasser les moissons sporadiques qui ponctuaient leur route.

Depuis longtemps déjà, ils avaient rassemblé les cadavres de ceux qui les avaient défaits et punis dans un passé lointain. Pourtant, ils s’étaient toujours refusés à faire marche arrière et à redevenir ceux qu’ils avaient été, ce qui était peut-être la plus poignante de leurs tragédies. À moins que leur place actuelle dans le schéma galactique ne leur convînt mieux que la précédente.