Alors, avant de sortir du système, ils débuteraient leur violente décélération de façon à s’arrêter à un mois-lumière d’Ulubis et à être de retour quelques semaines après l’arrivée du gros de la flotte – dans le meilleur des cas, pour terminer le travail déjà entamé, dans le pire, pour leur donner un coup de pouce salvateur.
Les autres vaisseaux qui continuaient de foncer à plein régime arriveraient de façon échelonnée et imprévisible, par petits groupes. Leurs cibles seraient définies au dernier moment, grâce aux données transmises par les engins de l’attaque éclair. Chaque vague successive devrait être capable de rester un peu plus longtemps que la précédente dans le système, afin d’infliger des dégâts substantiels à l’ennemi. C’était une bonne tactique. Les bousculer, leur faire perdre l’équilibre, les déstabiliser avant de permettre au gros de la flotte de porter le coup final, de les mettre K.-O. une fois pour toutes.
Évidemment, ils seraient précédés par la lumière de leurs réacteurs, aussi la surprise ne serait-elle pas complète.
Toutefois, les Affamés avaient eux aussi prévenu les défenseurs d’Ulubis de leur arrivée imminente. Il eût été difficile de faire autrement. Les envahisseurs d’E-5 avaient fini de décélérer et éteint leurs réacteurs de conserve après avoir pénétré la coquille d’Oort du système. Quelques jours plus tard, leurs navires de tête avaient franchi les frontières d’Ulubis.
Pendant les semaines qui suivirent l’extinction de leurs réacteurs, durant l’invasion proprement dite, le système fut illuminé par de multiples détonations, en particulier autour des planètes Sepekte et Nasqueron.
— Je m’appelle Leisicrofe d’Hepieu, et je suis originaire de la zone équatoriale de Nasqueron. Ceci est mon testament. Je suppose que, qui que vous soyez, vous devez avoir suivi ma trace pour récupérer les données que j’ai conservées pour le compte de mon ami et collègue Valseir de Schenehen. Si ce n’est pas le cas, si cet enregistrement vous est parvenu fortuitement, eh bien, j’ai bien peur qu’il ne vous soit pas d’une grande utilité. Toutefois, si vous êtes bien à la recherche de ces données, je me dois de vous prévenir que vous allez être déçu.
Fassin eut l’impression que quelque chose en lui se cassait.
— Oh-oh ! laissa échapper Y’sul.
— Je sais que cela va vous paraître injuste, et je me doute que vous sentez déjà la colère monter en vous. Sachez cependant que je vous ai probablement rendu service, car je suis intimement et sincèrement persuadé que ce qu’on m’a demandé de transporter ne devrait être entre les mains de personne. C’est une trop grande responsabilité. Bien sûr, je n’étais pas supposé savoir de quoi il s’agissait, et Valseir n’a été pour rien dans ma découverte.
— Il est bavard, non ? remarqua Y’sul.
— J’ai honte de l’avouer, mais je ne suis pas aussi digne de confiance que mon ami Valseir le croyait. Il m’a confié les données dans une boîte scellée et m’a demandé de ne jamais l’ouvrir. Je lui ai dit que je ne le ferais pas. Il n’a même pas exigé que je lui donne ma parole, pensant probablement que notre amitié était une garantie en soi. Mais je ne suis pas Valseir. Je suis curieux par nature, et cela n’a rien à voir avec mon intérêt pour la science. J’ai résisté durant de longues années, puis je me suis laissé tenter. J’ai ouvert la boîte, j’ai commencé à lire ce qu’elle contenait, et j’ai immédiatement compris que ces données étaient d’une importance capitale. À ce moment-là, j’aurais pu cesser de lire, refermer le coffre et agir comme si de rien n’était. Si je l’avais fait, je serais sans doute encore en vie. Au lieu de quoi j’ai continué – voyez où cela m’a mené. Mais j’étais dans une sorte de transe incrédule et je n’ai pas pu m’arrêter.
— À mon avis, il a dû prendre diverses substances illicites ! commenta Y’sul.
— Voilà comment je me suis retrouvé à prendre connaissance d’informations que j’étais uniquement supposé conserver. Malheureusement, j’en suis très vite arrivé à la conclusion que je ne pouvais pas me faire totalement confiance. Je n’avais certes pas saisi tout ce que j’avais lu, mais j’étais capable de le réciter, de le révéler à quelqu’un de malintentionné. Il existe des drogues pour faire parler les gens, et des appareils pour puiser directement dans leur cerveau.
— C’est un taré ! dit Y’sul.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’un des jumeaux depuis le Velpin.
— Hum. Je ne sais pas, répondit l’autre, comme s’ils ne prêtaient pas réellement attention à l’enregistrement de Leisicrofe.
— Je mentirais si je vous disais que je n’avais jamais envisagé ma propre mort. Toutefois, avant d’en arriver là, j’avais pour objectif de terminer mon étude exhaustive des Cincturias – une étude que j’espérais définitive – et de la publier. Comme vous le savez peut-être, c’est mon sujet de prédilection. Néanmoins, sachant ce que je sais désormais, j’ai pris la décision de mettre un terme à mes recherches et de me suicider dans les plus brefs délais. J’accomplirai ce geste ultime ici, à bord du Rovruetz, le vaisseau sépulcral de Cineropolis, afin de donner à ma mort un peu plus de sens.
— … on dirait, ou alors…, entendit Fassin sur le canal toujours ouvert.
— On le sonne ?
— Non ! Tu es complètement… ! Mais coupe-moi ça…
La communication fut interrompue. Fassin se retourna vers le sas d’accès et le court tunnel qui reliait la navette au Velpin.
Leisicrofe n’avait pas terminé de parler :
— … vous me pardonnerez. En tout cas, vous devriez. J’ignore si vous connaissez réellement la nature de ce que vous cherchez. Je vous dirai simplement que je ne m’attendais pas vraiment à cela, qu’il s’agit d’un code et d’une fréquence. Mais j’ai tout détruit – les données comme leur contenant. Tout a brûlé dans le feu du soleil appelé Direaliete. À ma connaissance, il n’existe pas de copie. Si vous n’avez rien compris à ce que je viens de raconter, veuillez respecter les dernières volontés d’un vieil Habitant sénile et laissez-moi reposer ici en paix.
L’enregistrement se figea, et une icône apparut pour signifier que le message était terminé.
Fassin fixa sans rien dire l’image de l’Habitant mort. C’était terminé. Il avait échoué. Il n’y avait probablement plus aucun moyen de vérifier si cette Liste signifiait bien quelque chose, si elle avait jamais signifié quelque chose.
— Complètement fou, dit Y’sul dans un soupir en jouant avec les commandes de l’interface. On commence à être habitué aux tarés. Les nouvelles ne paraissent pas très encourageantes, cher ami humain, ajouta-t-il en se retournant vers Fassin.
Le canal audio se rouvrit subitement.
— Sortez de là ! crièrent Quercer & Janath. Vous avez dix secondes pour revenir à bord !
— On nous attaque ! Vite !