Y’sul se redressa très lentement en tremblant. Il marmonnait quelque chose d’inintelligible.
Quercer & Janath se tournèrent pour le regarder, puis firent face à l’officier.
— Avec votre permission, monsieur…
— Oui ?
— Nous aimerions aider ce pauvre bougre.
— Je vous en prie.
Les capitaines voyageurs laissèrent leur brancard glisser sur le sol et rejoignirent l’Habitant blessé pour l’aider à se rasseoir. Y’sul continuait de parler, de baragouiner des paroles parfaitement incompréhensibles.
Avec un bruit comparable à un soupir, les jumeaux retournèrent à leur place en jetant un dernier regard à leur congénère, qui semblait avoir beaucoup de choses à dire.
— Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, mais pour découvrir la vérité, annonça l’officier. Cette dernière pourrait vous sauver la vie. Sinon, vous courez à votre perte. Le Protreptic appartient aux forces spéciales des Purificateurs. Sa mission habituelle consiste à débusquer et à exterminer les anathématiques, ces obscénités communément appelées « IA ». Comme je vous l’ai déjà dit, nous avons carte blanche dans le cadre de cette mission. Nous avons tout pouvoir sur vous, aussi feriez-vous mieux de coopérer pleinement, sauf à vouloir souffrir inutilement… J’espère que vous avez compris tout ce que je viens de vous dire.
— Oui, tout à fait, répondirent Quercer & Janath.
Les jumeaux paraissaient légèrement agacés, comme si, au lieu du discours menaçant du Voehn, ils avaient écouté quelque chose de désagréable sur un lien radio interne.
L’instrument que le garde avait pointé sur les trois prisonniers et qui pendait à présent dans son dos devint rouge, jaune, puis se mit à cracher des étincelles. Le soldat réagit presque aussi vite que son supérieur, se retourna, se tordit, retira l’engin de son dos pour le jeter par terre, où il glissa jusqu’à une paroi en fumant.
Le commandant l’observa un instant, avant de toiser une nouvelle fois ses prisonniers.
— Très amusant, dit-il d’un ton léger. Qui a fait cela ?
Il fixa Fassin. Les deux gardes avaient brandi leurs armes. L’un visait l’humain, l’autre les Habitants.
— Ah ! nous plaidons coupables, avouèrent Quercer & Janath jovialement. Mais ce n’était rien du tout.
— Oui, regardez plutôt ceci.
La lumière diffuse qui sortait de toutes les parois s’intensifia brusquement, leur donnant à tous l’impression de flotter dans les flammes voraces d’une nova. C’était un peu comme si quelqu’un venait de les jeter dans un soleil. Fassin se surprit à glapir, tandis que les systèmes de protection de son gazonef se mettaient automatiquement en route.
Subitement, il se sentit extrêmement lourd.
Fassin voyait cette lumière – il aurait pu le jurer. Elle traversait la coque de son appareil, venait frapper ses paupières fermées. Trois détonations sourdes retentirent, résonnèrent dans la salle, firent trembler l’atmosphère. Au milieu de tout cela, il eut le temps d’ouvrir furtivement ses senseurs visuels pour les voir tous, formes noires et indistinctes suspendues dans la lumière. Des lignes écarlates très fines mais plus brillantes que le reste reliaient Quercer & Janath aux Voehns. Pendant un instant, il attendit, stupide, que les jumeaux explosent ou qu’ils soient projetés en arrière. Mais la grande forme circulaire ne bougea pas d’un millimètre, contrairement aux soldats, qui volaient dans tous les sens.
Soudain, le silence, les ténèbres. À nouveau aveugle. Fassin donna au gazonef la permission d’ouvrir l’équivalent d’une paupière, le temps de s’habituer. Il avait subi quelques dégâts, mais il n’était pas aveugle. Il fut surpris par la quantité de radiations infrarouges. Il en identifia la source. Les Voehns. Ils rougeoyaient. L’un des gardes était étendu, éventré, contre le mur, près de la porte d’entrée. L’autre, face contre terre, quatre membres arrachés, se trouvait à mi-chemin entre la porte et l’endroit où s’était tenu le commandant. Celui-ci se dirigeait d’un pas saccadé vers la silhouette imposante de Quercer & Janath. Un morceau de son crâne explosé pendillait mollement sur le côté de sa tête, se balançait au rythme de ses pas. Il leva les bras, fit quelques pas de plus vers les capitaines voyageurs et s’effondra sur le sol, se relâchant complètement, fondant comme un bonhomme de neige au soleil.
— Il croit nous avoir, dit une voix qui aurait pu être celle des jumeaux.
Les entraves jaillirent du sol et s’enroulèrent autour de Fassin et d’un Y’sul toujours tremblant.
— Eh-eh ! s’exclamèrent Quercer & Janath.
La gravité apparente se mit à changer de façon erratique, comme le vaisseau basculait d’un vecteur à l’autre en l’espace d’une seconde. Cela eut pour effet de projeter le corps du commandant du sol au plafond et inversement une dizaine de fois. Alors, soudainement, celui-ci s’anima. Un tourbillon gris étêté se précipita sur Quercer & Janath à une vitesse incroyable.
Une fraction de seconde plus tard, tout mouvement cessa.
Le tableau : le commandant voehn suspendu par le cou au bout du bras tendu de Quercer & Janath.
— Oh, nous aurions dû en finir bien avant, dirent-ils d’un ton provocant, avant de briser net le cou du soldat.
Alors, deux rayons bleus et fins jaillirent de leurs disques, transpercèrent l’atmosphère brumeuse et taillèrent dans le corps animé de spasmes et de soubresauts. Bientôt, il ne leur resta presque plus rien à tenir. Les restes de l’officier tombèrent par terre en produisant un bruit humide et macabre.
— Ici le système de protection autonome du vaisseau ! cria une voix. Intégrité menacée ! Intégrité menacée ! Autodestruction dans…
— Oh ! lâchèrent Quercer & Janath d’un ton las. C’est pas vrai…
La voix venue de nulle part résonna à nouveau :
— Ici le système…
Silence.
— Bon ! il suffit.
— … Quoi ce bordel… ? marmonna Y’sul.
— J’allais poser la même question, dit Fassin.
— Ah ! fit l’un des jumeaux, satisfait. Vous êtes toujours avec nous.
— C’est un soulagement, ajouta l’autre.
— J’allais le dire.
Les entraves tombèrent, inertes, sur le sol.
— Ah ! par où commencer ?
— Les Voehns ne vont pas être contents.
— La Mercatoria non plus.
— Mais ce n’est pas notre faute.
— C’est l’autre qui a commencé.
Quercer & Janath s’éloignèrent de leur fauteuil, survolèrent les cadavres des soldats en prenant soin, au passage, de jeter leurs armes hors de leur portée, et s’arrêtèrent près de la porte.
— Non, sérieusement, que se passe-t-il ici ? demanda Fassin en regardant du coin de l’œil ce qui restait des trois soldats. Comment avez-vous fait cela ?
Les jumeaux étaient en train d’étudier la porte, qui persistait à refuser de s’ouvrir.
— Nous ne sommes pas un Habitant, répondit l’un d’entre eux sans se retourner, en examinant la paroi, là où aurait dû se trouver l’ouverture. Ah ! purement mécanique. C’est ennuyeux…
— Monsieur Taak, voudriez-vous vous occuper d’Y’sul, s’il vous plaît ?
Fassin se souleva de son fauteuil, flotta jusqu’à son ami Habitant et sortit son bras manipulateur droit.
— Pas b’soin qu’on s’occupe de moi, baragouina Y’sul en repoussant le bras mécanique et en soupirant.
— Alors, qu’est-ce que vous êtes ? demanda Fassin.