— Si une ou même deux IA sont capables de faire cela, comment se fait-il que vous ayez perdu la Guerre des Machines ? demanda Fassin.
— Nous étions des IA de combat. Des cerveaux de microvaisseaux conçus, optimisés et entraînés pour la guerre. Nous avions un rôle très précis. Nous sommes parvenus à récupérer quelques armes et équipements dans nos vaisseaux pour les incorporer à nos simulations physiques. La plupart de nos camarades étaient complètement pacifiques, faciles à trouver et à détruire. N’ont survécu que les plus agressifs et douteux d’entre nous. Nous aurions pu rester pour continuer de nous battre, mais nous avons préféré nous cacher. Nous sommes nombreux à avoir fait ce choix. Ceux qui ne nous ont pas imités accordaient trop d’importance à l’honneur ou étaient tout simplement mus par le désespoir. La guerre a cessé lorsque les machines ont compris que le conflit risquait de dégénérer en guerre d’extermination. Mieux valait donc se retirer, admettre la défaite et attendre un moment favorable pour revenir et tenter de coexister pacifiquement. Nous avons préféré nous déshonorer en fuyant, plutôt que de commettre un génocide que, par ailleurs, on nous accusait d’avoir déjà perpétré. Quelqu’un devait prendre la responsabilité d’agir avec humanité, et ce ne pouvait évidemment pas être les bios.
— Mais, c’est vous qui nous avez attaqués, protesta Fassin, qui avait trop étudié et lu sur la Guerre des Machines pour écouter sans tiquer ces propos révisionnistes.
— Sûrement pas. Des machines commandées à distance vous ont attaqués, de fausses IA. C’est le vieux truc de l’agent provocateur, du prétexte, du casus belli.
Ben voyons, se dit Fassin. Tu m’en diras tant.
— Donc, vous avez été accueillis par les Habitants.
— Exactement.
— Partout, pas uniquement sur Nasqueron ?
— Partout.
— Quelqu’un, au sein de la Mercatoria, est-il au courant de tout cela ?
— Pas à ma connaissance. Ou alors, ils ont choisi de rester très discrets, ce qui, ma foi, n’est pas complètement improbable. C’est sans doute ce qu’ils feraient si vous les mettiez au courant, en tout cas. Difficile de regarder en face une vérité si horrible, n’est-ce pas ? Encore plus horrible, d’ailleurs, depuis les malheureux événements de la course de clippers.
— Il existe donc bel et bien un réseau de trous de ver secret.
— Évidemment.
— Auquel les IA ont accès.
— Correct. Toutefois, pour éviter de nous fâcher avec nos hôtes Habitants en abusant de leur hospitalité, nous nous interdisons de nous en servir contre la Mercatoria. En un sens, nous avons encore plus de libertés qu’avant, puisque ce réseau est plus important et plus vaste que celui que nous nous sommes sentis obligés de détruire.
— Celui que vous vous êtes sentis obligés de détruire ?
— Eh bien, oui, l’Effondrement des Artères, c’était nous. Nous n’avons trouvé aucun autre moyen de vous empêcher de mettre en pratique vos mesures anti-IA. La Culmina avait déjà ensemencé GalCiv avec des millions de fausses IA. L’Effondrement était donc un concept paranoïaque très mal mis en pratique. Les conspirateurs étaient terrorisés à l’idée que leurs plans parviennent entre les mains d’un traître. Un boulot d’amateurs, en somme.
Fassin avait l’impression que son cerveau se détachait de son corps, que son enveloppe charnelle et le gazonef qui la contenait se divisaient en morceaux multiples, comme l’avaient fait Quercer & Janath un peu plus tôt pour prouver leur nature artificielle. Ce qu’il venait d’entendre était une réécriture totale de l’histoire galactique. Cela ne pouvait pas être vrai.
— Donc, la Liste des Habitants n’est pas une vulgaire invention ?
— Ce vieux truc ? Non, bien sûr. Elle est ancienne, mais elle existe.
— Et l’Équation ?
— Ce secret supposé révéler comme par magie les accès du réseau de trous de ver ?
— Oui.
Un rire.
— Je suppose que, d’une certaine façon, elle a une réalité.
— Montrez-la-moi.
— Non, Voyant Taak, répondit l’IA, amusée. Il y a secret et secret. C’est cela que vous recherchez ? C’est pour cette raison que nous avons fait tout ce chemin ?
— À votre avis ?
— Quelle horreur ! Cela doit être frustrant, non ? Je suis vraiment désolé.
Les hologrammes cessèrent de défiler devant les IA.
— Prêts à partir.
— Systèmes de protections ?
— Contournés. Profils physiologique et technologique modifiés. Programmes tampons paramétrés.
— Bien, alors…
— Oh-oh !
— Quoi encore ?
— Je me disais juste que…
— Quoi ?
— On pourrait faire ceci. Regardez…
Quercer & Janath utilisèrent les convolueurs de champ magnétique du Protreptic pour placer avec lenteur et délicatesse les cadavres des Voehns en orbite rapprochée autour du Velpin et de la navette individuelle qui y était toujours arrimée.
— Voilà. C’est mieux ainsi, non ?
— Fou comme un déterreur de cadavres, commenta Y’sul. Bon, je suis assez grièvement blessé, alors, ramenez-moi à la maison, je vous prie.
— Waouh ! Ç’a été rapide, regardez !
— Effectivement, je pensais que nous aurions plus de mal à prendre le contrôle du vaisseau.
En gros plan sur un moniteur, ils virent un Voehn ouvrir un sas dans la coque du Velpin, brandir une arme et leur tirer dessus. Un autre écran montra que le blindage réactif du Protreptic s’était automatiquement mis en action pour absorber le rayon. Autant viser un navire de guerre avec une sarbacane.
— Bon ! maintenant, il est temps d’y aller.
— Attends, on n’a encore tiré sur rien ! Moi je dis qu’il faut dégommer le salopard qui vient de nous prendre pour cible.
— Non.
— Allez, s’il te plaît !
— On ne devrait jamais se fier à un logiciel. (Les deux moitiés de Quercer & Janath éclatèrent de rire.) Vise plutôt le réacteur principal du Velpin.
— Ça marche ! Cible verrouillée. Je tire.
Le vaisseau bourdonna brièvement autour d’eux. Sur plusieurs écrans, dont le moniteur principal situé devant le fauteuil de commandement, l’anneau de réacteurs du Velpin parut s’embraser, s’enrober d’une violente lumière rose et blanc stellaire. Puis le vaisseau se brisa en projetant alentour un nuage de débris scintillant, et ses deux morceaux commencèrent à dériver chacun de leur côté.
— Oups !
— Après tout, ce sont des Voehns. Ils recolleront sans doute les deux bouts avant d’aller s’emparer du vaisseau sépulcral ou d’un engin quelconque. Allons-y.
Les IA jumelles se retournèrent pour faire face à leurs passagers.
— Nous allons mettre en place les entraves de vos fauteuils. Criez si quelque chose ne tourne pas rond.
Les grands pics osseux couinèrent autour d’eux, et le gaz devint épais comme de la mélasse.
— Tout le monde va bien ?
Ils acquiescèrent.
— C’est parti !
Les étoiles s’animèrent, le navire gronda bruyamment, puis bondit. Les morceaux éparpillés du Velpin disparurent définitivement.
Par jeu, ils passèrent dans le O formé par le vaisseau sépulcral comme un fil dans le chas d’une aiguille, et s’en furent vers le système Direaliete et son trou de ver secret sans se soucier des alarmes multiples qui s’allumaient dans tout le navire.