Dicogra n’eut guère le temps de penser à quoi que ce soit avant d’être submergée par un ultime sentiment d’horreur absolue.
Nutche, le Jajuejein, prononça pour sa part les premières syllabes du Chant pour accueillir la Mort.
Mahil, le Whule, fut en mesure d’émettre le début d’un cri de peur et de rage dirigé contre son capitaine. Il ignorait que le reste de l’escadron connaîtrait le même sort dans les minutes qui suivraient.
Jaal Tonderon assista au début de la guerre sur l’une des chaînes d’informations officielles. Elle était sur ’glantine en compagnie de ses proches, dans un gîte situé dans le massif d’Elcuathuyne, à l’extrême sud du continent du Tronc. Les autres membres du sept Tonderon – du moins ceux qui n’étaient pas directement impliqués dans le conflit – étaient éparpillés dans et autour de la ville d’Oburine, une modeste station installée sur le sol alluvial de la vallée.
— Tout va bien ? Vous êtes sûrs ? demanda sa mère.
Un concert de murmures l’assura que tout le monde avait de quoi boire et manger. Ici, ils avaient très peu de serviteurs, aussi tout le monde était-il obligé d’accomplir des corvées pour soi et les autres. Ils considéraient d’ailleurs tous que c’était bon pour eux – cette camaraderie, ce sens du partage –, que cela leur ferait du bien. Mais que cela deviendrait vite invivable.
— Maman, s’il te plaît, assieds-toi, dit Jaal.
Maigre au possible pour suivre la mode (après des décennies de « rubensisme »), sa mère se rassit en se glissant facilement entre son mari et une de ses belles-sœurs. Tous les dix étaient entassés dans une pièce dépourvue de fenêtres au sous-sol et à l’arrière du gîte. C’était l’endroit le plus sûr de la maison, au cas où quelque chose arriverait à l’extérieur. S’il y avait des combats spatiaux au-dessus de ’glantine, des débris pourraient pleuvoir un peu partout.
Vu ce qui était arrivé à l’infortuné Sept Bantrabal, Venn Hariage, le nouveau Voyant en chef du Sept Tonderon, celui qui avait remplacé le regretté Braam Ganscerel, avait décrété qu’il était hors de question de perdre des membres de la famille, d’autant que leur Sept occupait une position éminente. Ils avaient donc décidé de ne pas respecter la tradition, d’abandonner momentanément les Maisons saisonnières et les sites habituellement fréquentés par le Sept et de se retirer dans les hautes collines qui bordaient le Grand Plateau du Sud. Dans une guerre comme celle qui menaçait, il n’existait aucun refuge parfaitement sûr ; toutefois, cet endroit-là paraissait l’être davantage que les autres. Seuls les abris profondément enfouis dans le sol étaient plus sûrs, mais ils étaient monopolisés par l’armée, l’Omnocratie et l’Administrate.
D’aucuns avaient pris le parti de se réfugier dans l’espace, de s’enfermer dans des Habitats ou des vaisseaux civils, de se perdre dans les volumes déserts du système, bien que les risques d’être pris pour un navire militaire ou un projectile fussent grands. La disparition de l’industriel Saluus Kehar dans un de ses propres vaisseaux avait servi d’exemple, même si des rumeurs persistantes parlaient d’une mission de médiation soldée par un échec, voire d’une traîtrise, ce qui était certes peu probable.
Les holoprojecteurs diffusaient des images plates, en 2D, apparemment pour laisser plus de bande passante aux communications militaires. La vue, qui provenait d’une plate-forme flottant au-delà de l’orbite de Nasqueron, montrait les confins du système planétaire externe. On y voyait une sorte de nuage de points lumineux, des clignotements, des étincelles, des explosions multiples. Dès qu’une lumière s’éteignait, une ou deux autres venaient prendre sa place.
— Qu’est-ce que nous voyons, Jee ? demanda une voix désincarnée, aux accents professionnels.
— Eh bien, répondit une autre voix, lente, calme et autoritaire à la fois, on dirait bien un tir de barrage. Nos défenseurs tentent de décourager toute incursion, toute effraction.
— Bien…
Des taches de lumière plus grosses et plus vives maculèrent la surface de l’image. L’objectif alla de l’une à l’autre, puis la vue bascula sur un autre théâtre d’opérations, dont la toile de fond était constituée par un champ d’étoiles très dense.
Jaal se pencha vers son frère cadet, assis en tailleur sur le sol, près de sa chaise.
— Ils ne nous diront jamais la vérité, pas vrai ?
Leax, devenu grand et anguleux depuis ce que tout le monde espérait être sa dernière poussée de croissance, semblait mal à l’aise.
— Tu ne devrais pas dire cela. On est tous dans le même camp. On doit se soutenir mutuellement.
— Oui, bien sûr, dit Jaal en lui tapotant l’épaule.
Le garçon se raidit sous ses doigts. Terminé les bagarres et les chamailleries. Elle supposait néanmoins qu’il sortirait bientôt de cet état de gêne permanente et maladroite. Elle aurait voulu le rassurer. Elle faillit le prendre à nouveau par l’épaule, mais se retint.
L’affichage bascula sur un enregistrement effectué à bord du croiseur Carronade, où tout le monde semblait avoir le moral.
— Je me sens tellement inutile, pas vous ? demanda Ghevi, l’oncle de Jaal.
Il avait la quarantaine mais semblait plus vieux, ce qui était un exploit à une époque où il suffisait d’avoir de l’argent pour paraître avoir dix ans, tout en étant octogénaire.
— J’aurais envie d’être là-haut, d’agir, de faire quelque chose.
— De te rendre, par exemple, suggéra le père de Jaal, au milieu d’un concert de murmures et de sifflements indignés. Eh…, ajouta-t-il, sur la défensive, tandis que son fils le toisait sans rien dire.
Depuis l’attaque de Troisième Furie, le père de Jaal avait sombré dans le cynisme. Voyant lui aussi, il était supposé partir pour Nasqueron afin d’effectuer une série de fouilles quelques semaines seulement après l’assaut. La destruction de leurs installations et l’effort de guerre avaient tout remis en cause. Sans compter qu’il n’avait même pas été choisi pour faire partie de la délégation envoyée dans l’ambassade nouvellement créée. Jaal lui sourit. Grand, bien bâti, blond, il était le papa qu’elle avait toujours aimé. Il lui rendit maladroitement son sourire.
— La guerre moderne, reprit-il. Même sans IA, c’est surtout une histoire de machines commandées par une poignée d’individus hautement qualifiés, vous comprenez ? Nous ne leur serions pas d’une grande aide.
Les hommes hochèrent la tête avec sagesse. Le projecteur diffusait des images d’archives familières, sur lesquelles on voyait le Carronade pulvériser des astéroïdes avec ses rayons.
— Excusez-moi, dit Jaal.
Elle quitta subitement la pièce, trop chaude et surpeuplée à son goût. Elle monta jusqu’au salon où ils avaient l’habitude de regarder le moniteur ensemble, puis sortit sur le balcon.
Les lumières commençaient à s’allumer dans la ville allongée, les villages environnants et les maisons isolées, tandis que le soleil disparaissait derrière la ligne d’horizon. Certaines villes, en particulier sur Sepekte, avaient choisi de rester dans le noir, bien que tout le monde s’accordât à dire que c’était là une précaution inutile.
L’air était frais et sentait les arbres et l’humidité. Jaal frissonna dans ses vêtements trop fins et songea à Fassin. Elle s’en voulait un peu, ces derniers temps, car il lui arrivait de plus en plus souvent de ne pas penser à lui pendant des journées entières, ce qui revenait presque à le trahir. Elle se demanda où il était, s’il était toujours en vie, s’il ne l’avait pas oubliée.