Elle regarda au-dessus de la ville et des lignes de lumière qui la découpaient en quartiers, fixa les collines lointaines, avec leurs manteaux d’arbres saupoudrés de neige au sommet, qui se découpaient sur le ciel violet constellé d’étoiles, mais également d’étincelles éphémères, éparpillées sur la toile de fond de l’espace comme une poignée de confettis.
Elle baissa subitement les yeux et rentra, prise d’une peur panique à la vue de ces lumières, qui étaient peut-être des explosions atomiques ou d’antimatière, qui pourraient très bien enfler subitement pour l’aveugler.
J’ai peur du ciel, peur de regarder au-dessus de ma tête, se dit-elle en descendant rejoindre les autres.
L’amiral Brimiaice vit venir sa mort et celle de son équipage, ainsi que la destruction de son vaisseau, pourtant si beau et performant. Il assista à la scène comme au ralenti, profitant pleinement du moindre détail.
L’atmosphère ténue résonna du son des alarmes et d’un sifflement haut perché, semblable au bruit produit par un vent très violent. La fumée qui les empêchait de voir quoi que ce soit sur le moniteur principal se dissipait lentement. Sur le pont, c’était l’apocalypse. Le métal craquait et couinait en se refroidissant. Un quart de la salle sphérique était complètement saccagé. Des membres et des morceaux de chair issus d’officiers de diverses espèces étaient éparpillés un peu partout. Il regarda autour de lui. Lui-même avait une blessure profonde au flanc gauche. Trop profonde pour que son sang-sève la referme. Son scaphandre blindé, qui lui donnait des allures de vaisseau miniature, lui avait sauvé la vie ou du moins avait retardé sa mort.
L’air sifflait tout autour.
Comme mon vaisseau, se dit-il. Perforé, la vie s’en échappe, et rien ne peut plus la retenir. Il essaya de trouver un survivant, mais il n’était entouré que de cadavres.
Ils auraient dû s’enfermer dans leur nacelle individuelle, mais un problème de dernière minute avec le gel protecteur – peut-être dû à un sabotage – les en avait empêchés, les obligeant tous à s’asseoir ou à flotter dans leur fauteuil d’accélération. Depuis le début, c’était un combat sans espoir, mais le fait d’avoir une manœuvrabilité limitée avait compliqué davantage la situation.
La flotte des envahisseurs avait bel et bien franchi les frontières du système, à présent. La multitude de filaments lumineux qui zébrait le moniteur principal du Carronade l’attestait. Les vaisseaux ennemis demeuraient pourtant invisibles, poursuivaient leur œuvre de destruction, dispensaient la mort à distance, tiraient sur les navires des défenseurs situés à des dizaines de milliers de kilomètres, voire beaucoup plus loin.
Cela faisait bien longtemps qu’ils – ou leurs alliés Dissidents – avaient anéanti les senseurs longue distance, aussi ne restait-il plus aux forces d’Ulubis que des télescopes pour détecter les vaisseaux camouflés et les engins plus petits mais extrêmement rapides qui les assaillaient. C’était véritablement une honte. Être en train de mourir était suffisamment grave en soi, mais n’être même pas capable de riposter ou de voir ce qui vous tuait était encore pis.
Des cieux sombres avaient surgi, ou jailli, des missiles chargés de têtes nucléaires ou d’AM, des projectiles lancés à des vitesses hallucinantes, des rayons, des pluies de micromunitions volant quasiment à la vitesse de la lumière, des lasers à haute énergie et une dizaine d’autres armes tout aussi destructrices, lâchées par des vaisseaux énormes et lointains, des appareils de taille modeste, des plates-formes automatisées, des chasseurs, des drones bombardiers et autres lanceurs autonomes.
Le Carronade et son escorte de douze destroyers formaient une superbe flotte, chargée d’attaquer le cœur de la flotte ennemie, de prendre pour cible le vaisseau géant, dont les tacticiens disaient qu’il était son centre névralgique. Ils avaient quitté le cœur d’Ulubis des semaines avant le début de l’invasion, s’étaient éloignés des docks en orbite autour de Sepekte dans le plus grand secret pour s’élever très haut au-dessus du plan du système, ce qui avait d’ailleurs considérablement allongé la durée du trajet. Il s’agissait de dissimuler à tout prix les signatures de leurs réacteurs à la vue de l’ennemi. En chemin, ils s’étaient interdit toute communication, jusqu’à ce que le destroyer de tête eût déterminé avec précision la position du cœur de la flotte ennemie.
Ils avaient espéré leur fondre dessus, les prendre par surprise, mais leur proie les avait repérés des heures plus tôt. Un détachement de vaisseaux vint donc à leur rencontre – huit ou neuf engins, tous au moins aussi puissants que le Carronade et accompagnés d’appareils plus petits. Ils avaient immédiatement brisé leur formation afin de ne pas constituer une cible trop compacte et facile, mais cela n’avait rien changé. Les destroyers furent détruits un à un, et le croiseur laissé pour la fin, car il était le plus lent. Toutefois, son destin était scellé, et il n’avait aucune raison de se précipiter vers la mort.
Brimiaice savait depuis le début que cette histoire se terminerait de cette façon. Cette mission était son idée, et s’il avait insisté pour en prendre la tête, c’était uniquement parce qu’il la savait vouée à l’échec. Il aurait préféré mettre tous ses officiers au courant, mais la priorité était de garder le secret. Il s’était attendu à rencontrer quelques problèmes, mais personne n’avait fait preuve de lâcheté. Si leur plan avait miraculeusement fonctionné, ils seraient tous devenus les plus grands héros de l’Âge mercatorial. Bien sûr, il n’était pas parti pour cela – personne n’était parti pour cela –, et pourtant, c’était la vérité. Même si cette tentative désespérée n’avait servi qu’à gagner un peu de temps, eh bien, il ne fallait rien regretter. Au moins avaient-ils fait preuve d’un peu d’audace, de férocité. Au moins avaient-ils démontré qu’ils n’étaient pas un troupeau passif attendant d’être conduit à l’abattoir.
Une nouvelle explosion secoua le vaisseau et le fauteuil dans lequel il était installé. À sa gauche, des pans de métal déchiré se soulevèrent et s’envolèrent devant lui, le manquant de peu. La déflagration était plus puissante que les précédentes et, pourtant, beaucoup moins bruyante, car le pont était désormais presque vide d’air. On en sentait les effets sans l’entendre.
Les ténèbres. Les lumières s’éteignirent toutes d’un seul coup, les moniteurs moururent. Des spectres d’images disparues dansèrent devant ses yeux comme il jetait un regard circulaire sur la salle à la recherche d’une quelconque source lumineuse. En vain. Plus rien ne fonctionnait.
Avec les ténèbres vint le silence. Le pont et son scaphandre ne contenaient plus la moindre trace d’air.
Brimiaice sentit quelque chose se briser en lui. Il avait l’impression que sa chair enflait, qu’elle voulait se coller à la paroi de son scaphandre. Il s’attendait à avoir mal. Il eut mal.
Du coin de l’œil, il aperçut soudain une lueur. Il leva la tête en même temps que la lumière s’intensifiait et inondait la moitié de la salle de contrôle. Il réalisa alors qu’il pouvait voir, par un trou béant, la superstructure du croiseur éclairée par une intense…
Le lieutenant Inesiji de la garde du palais de Borquille était étendu, répandu dans un cratère en forme de nid au milieu des restes d’une colonne de puissance atmosphérique, dont les débris fauves et rouges, tordus, brisés en mille morceaux, jonchaient la place qui menait à la demeure du Hierchon. Le socle de la colonne haute de plusieurs kilomètres avait été touché lors de la première attaque, plus tôt dans la matinée. L’édifice s’était alors écroulé, effondré sur lui-même avec une lenteur étonnante, dans un gigantesque nuage de vapeur et de poussière, avant que sa moitié supérieure surplombée d’une plate-forme circulaire ne bascule, dessinant dans le ciel un O gigantesque qui s’abattit comme une masse d’arme sur les immeubles peu élevés qui cerclaient la place.