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— Je suis une Dissidente. Nous apprenons très jeunes à penser par nous-mêmes, à improviser.

— J’étais dans ton collimateur depuis le début ? J’étais une sorte de cible pour toi ?

— Non. C’était par opportunisme, une fois de plus. Pas mal, non ?

— Et Fassin ?

— Un gars utile. Pas très compétent pour jouer aux espions, mais néanmoins un contact intéressant. Après tout, c’est grâce à lui que je t’ai rencontré. Il doit être mort à l’heure qu’il est, mais qui sait ? Il a disparu sur Nasq.

— Que se passe-t-il ? Dans le système, je veux dire ? La guerre a éclaté, n’est-ce pas ? Ils ne veulent rien me dire, et ce moniteur ne me permet d’accéder qu’à la bibliothèque.

— Oh ! oui, la guerre a commencé.

— Et ?

Liss secoua la tête en sifflant.

— Les vaisseaux qui sortent de tes usines se prennent une belle branlée. Le combat est très inégal. Tu sais, ces histoires de glorieux combats spatiaux, de sacrifices ? Des conneries, ni plus, ni moins. La guerre spatiale est presque terminée. Le Hierchon s’est évanoui dans la nature.

— Les combats concernent juste les militaires ? Des villes ou des Habitats ont-ils été touchés ? demanda-t-il en la regardant longuement dans les yeux, avant de baisser la tête. Beaucoup de mes proches sont là-bas, Liss.

— Oui, tu es un être humain ordinaire, Saluus. Pas la peine d’en rajouter, de jouer la comédie.

Il lui lança un regard noir, mais ne parvint pas à l’impressionner. Elle était toujours vêtue de sa fine combinaison spatiale, aujourd’hui bleu pastel, pour aller avec ses yeux. Son casque rétracté formait un col épais autour de son cou, la forçait à se tenir bien droite et donnait l’impression que sa tête était posée sur un plateau.

— Pour le moment, ils se sont contentés de prendre Borquille, expliqua-t-elle, radoucie. Cela s’est passé de façon assez confuse ; toutefois, aucune atrocité n’a été commise.

Il soupira et se laissa aller sur sa chaise, contre le mur.

— Pourquoi est-ce que vous – les Dissidents – coopérez avec ces… avec ces types ?

— Pour que vous nous laissiez enfin en paix.

— Nous ? Tu veux dire la Mercatoria ?

— Évidemment que je parle de cette saloperie de Mercatoria !

— Il n’y a pas d’autre raison ?

— L’équation est on ne peut plus simple, Sal : plus vous avez de chats à fouetter, moins vous avez de temps à consacrer au massacre des Dissidents.

— Nous ripostons parce que vous nous attaquez.

Liss s’affaissa dans son siège, les jambes légèrement écartées, et roula des yeux.

— C’est pas vrai, tu ne comprendras donc jamais rien ? lâcha-t-elle dans un soupir. Non Saluus, reprit-elle en se prenant la tête à deux mains et en se redressant, vous nous attaquez parce que nous refusons de faire partie de votre putain de Mercatoria. Vous refusez de nous laisser vivre en paix, car vous craignez que notre exemple soit imité. Vous prenez pour cibles nos Habitats, nos vaisseaux, vous nous massacrez par millions. Nous, nous nous attaquons à votre armée et à vos infrastructures. Et vous nous traitez de terroristes, ajouta-t-elle en secouant la tête et en se relevant. Tu peux aller te faire foutre, Sal. Tu es égoïste et arrogant. Tu es intelligent, mais tu refuses de réfléchir. Alors, tu peux aller te faire mettre.

Elle tourna les talons. Sal bondit, faillit s’écraser contre la membrane transparente.

— As-tu jamais eu des sentiments pour moi ? bredouilla-t-il.

Liss se figea, se retourna.

— Tu veux dire à part du mépris ?

Elle sourit comme il baissait les yeux et se mordait la lèvre. Elle secoua une nouvelle fois la tête.

— Oh ! il m’est arrivé de m’amuser en ta compagnie, lança-t-elle d’un ton condescendant.

À moins que ce ne fût le contraire.

Elle sortit sans lui laisser le temps de trouver quelque chose à répondre.

* * *

L’Habitat 4409 et tous ceux qui y vivaient étaient condamnés à mort. C’était ce qu’on leur avait dit. Dur à croire. Non, ce n’était pas forcément une fatalité.

Tout le monde ne réagit pas de la même manière. D’aucuns participèrent à des émeutes et furent sévèrement ou sauvagement punis – selon le côté duquel on se plaçait. D’autres se réfugièrent dans des paradis artificiels divers. D’autres encore se rendirent compte qu’ils voulaient passer leurs dernières heures avec les gens qu’ils aimaient vraiment, et non pas avec ceux qu’ils appréciaient tout juste. Beaucoup – bien plus que Thay ne l’aurait imaginé – choisirent de se réunir dans le grand parc situé à l’extrémité de l’Habitat, à l’opposé du palais du Diégésien. Ils étaient debout, se tenaient par la main, colliers de perles, nœuds humains, bouquets de mains jointes, cordes ondulantes et interminables. Vus du dessus, se dit Thay, ils devaient dessiner une sorte de cerveau, avec ses circonvolutions, ses cellules, ses ramifications et ses dendrites.

Thay Hohuel leva les yeux, essaya de voir au-delà des grappes de nids accrochées le long de l’axe, là où devaient se trouver le palais et la place carrée, où, de nombreuses années plus tôt, elle avait manifesté avec les autres.

Elle comprit soudain qu’elle était venue ici pour mourir. Elle ne s’attendait simplement pas à ce que cela vienne si vite. Elle n’avait jamais oublié les autres, avait toujours fait son possible pour rester en contact avec eux, même lorsqu’ils semblaient peu prompts à se rappeler leur passé. Elle avait essayé de ne pas se montrer trop insistante, mais se faisait peu d’illusions sur ce qu’ils pensaient d’elle. Pour elle, le passé était très important et les personnes qu’ils avaient tous été comptaient énormément.

Elle avait donc été une sorte de nuisance pour eux tous, car elle les avait empêchés de l’oublier définitivement, d’oublier leur jeunesse, d’oublier cette pauvre K, qui les réunissait et les divisait à la fois. Mome, Sonj, Fassin et elle : ils se seraient de nouveau croisés, n’est-ce pas ? Ils auraient organisé une sorte de réunion, et cela se serait passé très naturellement. À moins que le fantôme de K, avec lequel ils étaient tous condamnés à vivre, n’ait définitivement pollué leurs relations.

Peu importait, finalement. Elle avait organisé elle-même sa propre petite réunion, dans son vieil Habitat, avec ses vieux souvenirs et son ancien moi. Quand elle s’était sentie proche de la mort – encore une ou deux années, pas plus –, elle avait pris la décision de revenir ici, à la source, là où elle était réellement entrée dans l’âge adulte. La guerre imminente n’avait fait que la conforter dans son idée. S’ils étaient réellement tous menacés, si tous les vaisseaux, villes, agglomérations, Habitats, institutions et autres étaient des cibles valables pour l’envahisseur, alors autant mourir dans un endroit qui signifiait vraiment quelque chose pour elle. Dans cet Habitat, ce tronçon d’astéroïde évidé, ce cadre de référence rotatif, elle bouclerait la boucle, serait prête à cesser d’exister. Car c’est là qu’elle avait symboliquement vu le jour.

Elle avait occupé de nombreuses fonctions, avait changé de voie une bonne dizaine de fois, avait toujours su trouver de nouveaux centres d’intérêt, des passions neuves. Elle avait eu de nombreux amants, deux maris, deux enfants partis depuis longtemps vivre leur vie. Elle se sentait un peu coupable d’être venue ici par pur égoïsme, mais elle se disait aussi qu’elle faisait une faveur à ceux qu’elle aimait et qu’elle avait aimés. Qui parmi eux aurait vraiment voulu la voir s’éteindre ?

Si on leur avait posé la question, tous probablement. Sauf que ce n’était pas vrai.

Elle était donc revenue ici, sur l’Hab de la joie – plus si joyeux, bouillonnant, ni bohème que cela, d’ailleurs – pour mourir. Toutefois, elle s’attendait à quitter ce monde dans une ambiance plus calme, seule, dans un an ou deux, et non pas violemment, avec tout le monde, quelques mois seulement après son retour.