— Quoi ? demanda celui-ci en croisant son regard et en clignant des yeux.
— Il a disparu, expliqua Fassin. Le logiciel. Le vieillard. Le vaisseau.
— Oui, il est enclin à faire ce genre de chose, répondit le singe dans un soupir.
La fois suivante, en lieu et place du désert de verre pilé s’étirait une jungle, un mur de tiges étrangement turgescentes, vertes, jaunes ou rouges, de feuilles et de parasites tombants, de branches et de plantes grimpantes penchées, qui s’abreuvaient dans le courant lent de la rivière.
Le reste n’avait pas changé, sauf peut-être le vieil homme, moins maigre que lors de sa première visite. Son visage semblait plus mobile, sa voix moins lasse.
— J’étais un chasseur d’IA. Pendant plus de mille cinq cents ans, j’ai aidé à débusquer et à détruire les anathématiques. Si j’étais capable de ressentir des émotions, je suppose que je serais fier de moi.
— Cela ne vous a jamais troublé de pourchasser et de détruire des machines tellement similaires à vous ?
Le singe au poil roux – assis à sa place habituelle, à quelques pas de là, où il nettoyait son plastron en crachant dessus et en le frottant avec un chiffon crasseux – toussa. Fassin croisa son regard, mais n’y lut rien de particulier.
— Je n’étais qu’un ordinateur, rétorqua le vieil homme en fronçant les sourcils. Et encore. Tout juste un fantôme. Je faisais ce qu’on me disait, j’obéissais aux ordres. J’étais l’intermédiaire entre les Voehns, qui pensaient et prenaient les décisions, et les systèmes du navire. Une interface. Rien d’autre.
— Cela vous manque ?
— Dans un sens, oui. Pas réellement, toutefois. Faire cette expérience reviendrait – si j’ai bien compris – à ressentir une émotion, ce qui est évidemment impossible pour un programme non intelligent et encore moins vivant. Néanmoins, je ne puis nier que mon état actuel est moins satisfaisant, puisqu’il ne me permet pas d’accomplir la mission pour laquelle j’ai été conçu. Alors, oui, on peut dire que le vaisseau me manque. Il n’est plus là. Je l’ai cherché, en vain. Je ne puis ni le sentir, ni le contrôler. J’en conclus qu’il s’est autodétruit, que je suis hébergé par un autre substrat, quelque part.
Fassin se tourna vers le singe, assis à quelques mètres de là. Quercer & Janath avaient pris les commandes du Protreptic, coupé son ordinateur et contourné le logiciel que celui-ci contenait.
— Savez-vous ce que je suis, ce qu’est ce singe en armure assis derrière nous ? demanda-t-il à l’homme.
— Je ne sais pas, confessa le vieillard. Des vaisseaux morts ?
— Non, répondit Fassin en secouant la tête.
— Alors, vous êtes peut-être des représentations du substrat dans lequel je suis désormais contenu. Vous m’interrogez pour m’amener à dévoiler mon passé.
— Vous savez, vous me paraissez bel et bien vivant. Et si le fait de ne plus être connecté au vaisseau vous avait éveillé à la vie et à l’intelligence…
— Bien sûr que non ! dit le vieil homme avec mépris. Je suis juste capable de créer l’illusion de la vie. Ce n’est d’ailleurs pas très difficile.
— Comment vous y prenez-vous ?
— Rien de plus simple quand on a accès à une mémoire comme la mienne, à des trillions de faits, de travaux, de livres, d’enregistrements, de phrases, de mots et de définitions. Je suis la somme de tous mes souvenirs, reprit le vieillard en examinant le bout de ses doigts, soumis à un ensemble considérable d’applications diverses. J’ai la chance de pouvoir réfléchir extrêmement vite, ce qui me permet d’écouter l’être conscient et intelligent que vous êtes, de répondre, de réagir en conséquence, de suivre votre pensée, voire de l’anticiper.
» Toutefois, tout ceci n’est que le produit de programmes – des programmes écrits par des êtres intelligents –, le résultat de recherches effectuées dans mes bases de données, dans les enregistrements des conversations que j’ai tenues précédemment, le fruit d’un intense travail de sélection et de tri. Ce processus peut sembler mystérieux, mais il est juste très compliqué. Au début, cela commence simplement : nous nous rencontrons et vous me dites « bonjour ». À moi de déterminer s’il convient de vous répondre « bonjour » ou d’élaborer quelque chose de plus complexe, un peu comme maintenant.
Le vieillard eut soudain l’air choqué et disparut.
Fassin regarda une fois de plus le singe roux. Celui-ci éternua puis fut pris d’une quinte de toux.
— Je…, commença-t-il entre deux toussotements, n’y suis pour rien.
Lors de sa visite suivante, l’autre rive de la rivière paresseuse était comme une image miroir de celle où l’homme, le singe et lui se trouvaient. Une cité ancienne pleine de tours et de dômes de pierre – silencieux et sombres, à moitié enfouis sous les arbres et les lianes – leur faisait face. Il y avait un temple énorme, long, couvert de statues et de bas-reliefs qui représentaient des monstres fabuleux et improbables, au pied duquel se succédaient des terrasses de pierres, comme des marches menant aux eaux brunes.
Fassin plissa les yeux pour voir si le tableau était complet, si leurs trois silhouettes y étaient visibles, mais ce n’était pas le cas. L’autre rive était déserte.
— Avez-vous débusqué et tué beaucoup d’IA ? demanda-t-il.
Le vieillard roula les yeux.
— Des centaines, des milliers.
— Vous n’en êtes pas sûr ?
— Parfois, il s’agissait d’IA jumelles, voire de groupes d’IA. J’ai participé à huit cent soixante-douze missions.
— Certaines d’entre elles se sont-elles déroulées sur des géantes gazeuses ? demanda Fassin, qui s’était positionné de façon à toujours avoir le singe en armure à l’œil.
Celui-ci se tourna vers lui, puis détourna le regard. Il était occupé à redresser les bosses de son plastron à l’aide d’un petit marteau, dont les coups sonnaient creux et ne résonnaient pas.
— Une de mes missions s’est partiellement déroulée sur une géante gazeuse. En fait, elle s’y est terminée. Un petit vaisseau plein d’anathématiques. Nous l’avons pourchassé dans l’atmosphère de la planète Dejiminid, où il a tenté de nous fausser compagnie en s’enfonçant dans une féroce tempête. Cependant, les IA ignoraient que le Protreptic était mieux adapté à ce milieu que leur engin. Ils s’enfoncèrent de plus en plus dans les profondeurs de Dejiminid, où la pression les écrasa, les réduisit à l’état de métal liquide.
— Il n’y avait pas d’Habitants sur place, personne ne s’est plaint de votre incursion ?
Le vieillard lui lança un regard interrogateur.
— Vous n’êtes pas un Habitant, n’est-ce pas ? Je me disais justement que j’étais peut-être stocké dans un substrat contrôlé par eux.
— Non, je ne suis pas un Habitant. Je vous l’ai dit, je suis humain.
— La réponse est simple : ils ne nous ont pas vus arriver. Ils ont protesté plus tard. Ce fut la première de nos deux incursions sur des géantes gazeuses. Nos autres missions se sont toutes déroulées dans le vide interstellaire.
— Et cette seconde exception…
— C’était il y a peu de temps. Nous avons aidé à chasser plusieurs vaisseaux ennemis – des Dissidents – des environs de Zateki. Nous avons vaincu, évidemment.
— Pour quelle raison avez-vous approché le vaisseau sépulcral Rovruetz ?
Les coups de marteau cessèrent. Le singe roux souleva son plastron à la lumière, se gratta le torse, puis reprit son travail.
— Êtes-vous un représentant du Bureau d’Investigation des Purificateurs ? demanda le vieil homme. C’est ce que vous êtes en réalité, n’est-ce pas ?