Où étaient passés leurs vaisseaux ? Où étaient leurs troupes d’invasion et leurs forces d’occupation ? Ils se planquaient à l’extérieur du système, se tenaient à carreau, avaient trop peur de s’engager dans la bataille. Ils s’étaient dits horrifiés par sa décision de détruire des villes et des Habitats, par le comportement de ses troupes face au peu de résistance qu’elles avaient rencontré. Qu’ils aillent se faire foutre ! Putain, c’était la guerre ! Peut-être connaissaient-ils un autre moyen de la gagner ? En fait, les victimes civiles étaient encore trop peu nombreuses à son goût. Luseferous ne se rappelait aucune autre guerre d’invasion aussi pauvre en massacres. Ils étaient arrivés en si grand nombre que leurs adversaires avaient le choix entre se sacrifier en vain, se rendre ou s’enfuir.
Ils avaient aussi eu un peu de chance, et les informations fournies par ses alliés au sujet des préparations militaires de l’ennemi et de la position de la Grande Flotte avaient fait la différence. Toutefois, la véritable clé de sa victoire écrasante était son arsenal impressionnant. Il avait pourtant espéré assister à des batailles spatiales grandioses ; jusque-là, il avait été déçu.
Le système était donc sien, même s’il n’était descendu à terre qu’une seule fois, dans un manoir perdu au milieu de la jungle, pour accepter la capitulation du Hierchon. Pour le symbole, il aurait préféré organiser cette rencontre dans le palais sphérique de Borquille, même endommagé, sauf que ses experts en sécurité craignaient qu’il ne fût piégé avec des têtes nucléaires ou d’autres armes tout aussi déplaisantes. Le Hierchon et ses aides étaient détenus à bord du Luseferous VII. Que la Grande Flotte les massacre tous !
Les Dissidents lui avaient rapporté que quelques combats les avaient opposés à des vaisseaux de l’armée mercatoriale en fuite. L’Archimandrite avait eu vent de rumeurs selon lesquelles on avait permis à certains appareils de la Navigarchie de se rendre ou d’accepter un genre d’internement neutre. On ne les aurait donc ni désarmés, ni capturés, ni encore moins détruits.
Luseferous était à nouveau seul, abandonné de ses alliés. Ils l’avaient leurré, persuadé de venir jusqu’ici pour le laisser se battre seul contre la Grande Flotte, car ils étaient trop lâches pour participer à la bataille.
Les stratèges et les tacticiens commençaient à penser qu’il serait peut-être plus sage de s’arrêter là et de faire demi-tour. D’un certain point de vue, ce serait honteux, mais si c’était la meilleure chose à faire, il aurait tort de ne pas les écouter. Il avait gardé son calme lorsqu’on lui avait exposé ce plan humiliant. Il n’était pas stupide. La situation était très claire. Toujours faire ce que l’ennemi n’attendait pas, le contraire de ce qu’il souhaitait.
Il pourrait – mais rien n’était encore décidé – partir et retrouver la sécurité relative d’Épiphanie Cinq, loin d’ici, de l’autre côté de ces vastes régions qu’il avait mis des années à traverser. Ce serait dommage, mais ce serait peut-être la meilleure manière de conclure cette expédition. Il serait forcé d’abandonner de nombreux navires, y compris le Luseferous VII, mais c’était faisable. Il laisserait sur place un détachement suffisamment armé pour obliger la Grande Flotte à se battre à l’intérieur des limites du système, et bernerait ceux de ses ennemis qui se lanceraient à sa poursuite en envoyant son ex-vaisseau amiral et une petite escorte dans une direction opposée à la sienne.
C’était horrible de penser à ce plan de fuite si vite, alors que sa victoire avait été écrasante. Toutefois, c’était sans doute plus sage, compte tenu de l’issue incertaine de l’éventuelle bataille à venir.
À moins, bien évidemment, de trouver ce qu’ils étaient venus chercher. La clé de la Liste des Habitants, l’Équation, la formule magique. S’il réussissait à s’en emparer, ses adversaires seraient forcés de reconsidérer leur tactique. En tout cas, c’était ce que lui avaient dit ses conseillers. Ces derniers tenaient à leur peau, et ne lui avaient probablement pas raconté de sottises. Toutefois, dans le cas contraire, il n’hésiterait pas une seconde à les faire écorcher vifs.
Plus qu’une chance, qu’un coup à jouer. La situation était désespérée et impliquait une certaine précipitation, mais, comme tous les grands leaders, l’Archimandrite savait qu’il donnait le meilleur de lui-même lorsqu’il était sous pression, lorsque le sort s’acharnait contre lui, que la victoire semblait inaccessible. Cela n’arrivait certes pas souvent, car il ne le permettait pas – c’était toujours mieux de vaincre facilement –, cependant, il avait déjà eu son lot de victoires à l’arrachée, de situations critiques. Il n’était pas étranger aux difficultés. Pourtant, il était persuadé de vaincre. Il ne pouvait en être autrement. La victoire était la seule option possible.
Il était capable d’y arriver, à condition d’être déterminé, décidé, ce qu’il était à n’en pas douter. À vrai dire, c’était peut-être mieux ainsi. Dos au mur, il n’avait plus le temps de tergiverser, de se poser des questions. Il jouait à quitte ou double. Il était tout simplement trop tard pour appliquer une tactique raisonnable. Aux ordures le calme, la douceur, la diplomatie, la raison. De l’action, rien que de l’action.
L’Archimandrite s’était préparé au mieux. Les tacticiens pensaient que les premiers éléments de la Grande Flotte débarqueraient à une vitesse proche de celle de la lumière dans une dizaine de jours à peine. Leurs amis ne seraient pas loin derrière. Au diable l’attente. C’était maintenant ou jamais.
Ils étaient dans le ventre du grand navire. La face hideuse et hallucinogène de Nasqueron tourbillonnait sous leurs pieds, au-delà de la paroi de diamant. L’Archimandrite avait pris le risque de revenir à bord du Luseferous VII pour cela. S’ils étaient attaqués – ce qui était peu probable mais pas impossible –, les vaisseaux ennemis arriveraient probablement par le dessus ; l’épaisseur considérable de la coque devrait le protéger. Le Rapace attendait juste en dessous, de l’autre côté d’un court tunnel escamotable. Si besoin était, il ne lui faudrait pas plus d’une minute pour quitter ce fauteuil massif et impressionnant, traverser la salle, monter à bord de son nouveau vaisseau amiral et s’enfuir. Par précaution, il avait aussi enfilé une combinaison de survie, dont il sentait l’étreinte rassurante sous sa toge d’apparat. Son casque rétractable était dissimulé sous son capuchon qui, comme le reste de sa tenue, était taillé dans du cuir de Voehn tanné.
Arrimé au Rapace attendait le vaisseau dans lequel étaient arrivés Liss et ce Saluus Kehar. L’appareil avait été passé au peigne fin et n’était piégé d’aucune manière. Ses techniciens étaient très impressionnés. D’après eux, il était assez rapide pour échapper à n’importe quel poursuivant. Luseferous, pour sa part, aurait été davantage impressionné s’il avait été assez rapide pour échapper à n’importe quel missile ou rayon.
Ils étaient là pour assister à une conférence, pour discuter de la meilleure façon, pour le nouveau régime en place dans le système, d’entrer en contact avec les Habitants.
Étaient présents le Hierchon Ormilla, ainsi que les huiles de la Mercatoria. Du moins celles qui avaient survécu. Il n’avait pas encore eu le loisir de modifier en profondeur les structures du pouvoir, d’autant que les Dissidents lui avaient expliqué que la Mercatoria, si elle n’était pas particulièrement appréciée de la population, n’était pas non plus haïe. Pour cette raison, Luseferous avait choisi de laisser en place les autorités civiles. Les pontes les plus importants s’étaient tous soumis, à l’exception de l’amiral Brimiaice – mort au combat –, du colonel Somjomion – probablement en fuite dans un des vaisseaux qui avaient disparu – et de l’ecclésiastique Voriel – exécuté par Luseferous en personne après avoir refusé de se déshonorer en reniant sa foi.