Il eut l’idée de contacter l’Administrateur de la ville afin de lui demander un moyen de transport – Y’sul serait probablement transféré à Hauskip d’ici à un jour ou deux, et Fassin pourrait profiter de l’occasion pour l’accompagner –, puis se demanda s’il ne ferait pas mieux de se montrer plus circonspect.
Il était plus ou moins passé inaperçu lorsqu’il était sorti du Protreptic, ce qui ne signifiait cependant pas pour autant que personne n’avait pris note de son retour. Y avait-il d’autres humains – Voyants ou pas – sur Nasqueron ? Quelqu’un – Valseir ? satanée mémoire défaillante… – quelqu’un, donc, lui avait dit qu’il existait des différences de points de vue sur Nasq au sujet de la Liste et de l’attention qu’il convenait d’accorder au reste de la galaxie. Nous ne sommes pas une monoculture. Qui avait prononcé cette phrase ? Valseir ?
Un groupe d’Habitants pouvait-il lui vouloir du mal ou être allié à quelqu’un qui lui en voulait ?
Il se connecta au site du service de surveillance des étrangers le plus fiable de la planète et fit apparaître une mappemonde. Pour la première fois de sa vie, il posa les yeux sur une carte absolument vierge. En effet, d’après le site, il n’y avait pas une seule entité étrangère vivante sur toute la surface de la planète. Ainsi, sa présence n’avait pas été enregistrée par les passionnés qui s’occupaient de ce service.
On essayait de le joindre. Quercer & Janath. Il rangea l’image dans le flanc de son gazonef.
— Fassin, souhaitez-vous que nous vous emmenions quelque part ?
— N’oublie pas de préciser que tu parles de Nasqueron.
— Notre vaisseau est à votre disposition. Nous vous devons bien ça.
— Voilà, c’est cela.
— Je ne sais pas, répondit Fassin. J’y réfléchissais justement. Vous avez des nouvelles de ce qui se passe là-haut avec le Culte des Affamés ?
— On vient justement de recevoir un rapport sur une conférence avortée.
— Oui, des tirs auraient été échangés.
— J’aimerais parler à mon ami Valseir, reprit Fassin. Je lui ai envoyé un message, mais il ne m’a toujours pas répondu. Je me disais que je pourrais peut-être le trouver à…
Il pensa subitement au voltigeur Sheumerith, aux Habitants accrochés au bout de longs câbles derrière l’énorme aile flexible, qui n’en finissait pas de planer dans les couches atmosphériques supérieures de Nasqueron. Le voltigeur. C’était l’autre endroit où Valseir avait le plus de chances de se trouver.
— Oui, reprit-il. Je sais où vous pourriez m’accompagner.
— Vous avez bien compris que nous ne quitterons pas l’atmosphère et que le voyage risque de prendre du temps ?
— Nous avons épuisé notre capital chance en réussissant à rentrer chez nous à bord d’un vaisseau voehn sans nous faire remarquer. D’aucuns considéreraient déjà cela comme un exploit.
— Pas de problème, répondit Fassin. J’accepte vos conditions.
Ils filaient sous la canopée des nuages les plus élevés. Les têtes AM avaient été lancées moins d’une heure plus tôt. L’une d’entre elles était d’ailleurs juste au-dessus d’eux.
— Oh !
— Regardez, c’est notre ombre, en bas !
Une minute plus tard, un énorme halo de lumière – dont ils apprendraient plus tard qu’il avait été provoqué par la destruction du Luseferous VII – inonda tout le quart est de la voûte céleste. Quercer & Janath ne purent faire autrement que d’avouer qu’ils étaient terriblement impressionnés.
Le Protreptic poursuivit néanmoins sa route sans encombre.
Les douze premiers navires de la Grande Flotte fendirent le cœur du système Ulubis à une vitesse tout juste inférieure à celle de la lumière. Des minarets longs d’un kilomètre, festonnés de sections tournantes, lancèrent des grappes de missiles, des paquets de bombes, dispersèrent mines, drones furtifs et silos autonomes, traversèrent le système en moins de quatre heures, transpercèrent l’orbite de Nasqueron en moins d’une heure et celle de Sepekte en quinze minutes.
Des milliards de kilomètres derrière eux, suivant la même trajectoire, mais décélérant violemment, arrivaient le Mannlicher-Carcano et la plus grosse partie de la Grande Flotte. Taince Yarabokin flottait dans sa nacelle. Au cœur de l’espace de commandement virtuel du navire de guerre régnait un silence presque absolu, comme tout l’équipage écoutait sans faire le moindre bruit les rares signaux qui leur parvenaient depuis les unités avancées déjà engagées dans la bataille.
Taince était surprise de se sentir si nerveuse. Son corps se manifestait, hésitait constamment entre l’envie d’en découdre et celle de prendre ses jambes à son cou. De leur côté, les biosystèmes de la nacelle s’évertuaient à annuler les effets physiologiques de ses troubles. À n’en pas douter, c’était une mission d’une extrême importance. Probablement la plus importante de toute sa carrière. Elle était suffisamment haut placée pour avoir été avertie dès le départ des tenants et aboutissants de cette expédition particulière ; pourtant, elle avait le trac comme lors de sa toute première sortie. Peu importait l’expérience accumulée, la décharge d’adrénaline était toujours la même – les soldats avaient l’habitude de dire que le jour où vous ne ressentiez plus rien était soit votre dernier jour à vivre, soit votre dernier jour dans l’armée. Elle était mal à l’aise et n’aimait pas cela.
D’autant qu’on ne manquerait pas de noter son attitude. Même si un officier médical humain n’était pas en train de la surveiller, un programme enregistrerait forcément ses données biométriques pour les étudier plus tard. Aucune intimité possible, ici. Mais elle le savait avant de s’engager.
Taince repoussa ces pensées gênantes et embarrassantes, et se concentra sur les informations envoyées par les vaisseaux de tête.
Ses propres projets dépendraient de la suite des événements, de ce que ces navires découvriraient ou ne découvriraient pas en traversant le système Ulubis à la vitesse de particules accélérées.
Ces derniers jours, des signatures énergétiques étranges avaient été détectées dans les limites du système, mais on était loin des commotions inexplicables qui avaient secoué les alentours de Nasqueron un peu plus tôt. Plus d’une vingtaine d’explosions d’antimatière avaient dessiné un cercle ondulé autour de la planète. Les détonations anormales avaient eu lieu trop loin de la géante gazeuse pour faire le moindre mal à ses habitants, comme si, au lieu de têtes AM fonctionnant correctement, elles avaient été provoquées par une vingtaine de vaisseaux explosant par accident dans la même fraction de seconde. Une ou deux minutes plus tard, une explosion encore plus puissante, sans doute le résultat de l’anéantissement d’un vaisseau aux proportions gigantesques, avait eu lieu à une seconde-lumière seulement de Nasqueron.
Après cela, plus rien, à part peut-être quelques indices de fuite précipitée.
En effet, l’une des explications les plus plausibles était que les méchants faisaient leurs valises – même si, pour le moment, aucune hypothèse n’expliquait la totalité des phénomènes observés. Personne, parmi le haut commandement, ne voulait croire que la flotte ennemie était en fuite. Le Culte des Affamés avait traversé des décennies-lumière d’espace pour atteindre Ulubis ; il ne pouvait tout de même pas rebrousser chemin après quelques semaines de présence sur place. Pourtant, c’était l’hypothèse la plus probable.