Pourtant, ni Taince, ni Sal – en particulier ce dernier – ne profitaient jamais de leurs avantages. Sauf, peut-être, lorsqu’ils étaient en compétition l’un contre l’autre.
C’était un peu comme s’ils étaient devenus adultes avant l’heure, de manière à respecter un planning élaboré pour eux depuis longtemps. Comme si le sexe n’était rien d’autre qu’une démangeaison passagère, un petit creux à combler de temps à autre, aussi rapidement et efficacement que possible, sans se laisser distraire outre mesure, afin de ne pas perdre de vue la vraie vie.
Bizarre.
— Pourquoi ? demanda Taince. Toi aussi, tu es allé à l’École de la Rigueur, Fass ?
— Moi ? s’exclama Fassin, surpris. Putain, non !
— D’accord, d’accord.
Taince avait une jambe tendue et l’autre repliée contre la poitrine. Ses mains étaient posées sur son genou.
— Pourquoi ? reprit-elle en se donnant une tape sur la cuisse. C’est dur ?
— Merde, ils les chassent ! dit Fassin.
— C’est ce que j’ai entendu dire, commenta la jeune femme en haussant les épaules. Au moins, ils ne les mangent pas.
— Ah ! Ça ne les empêche pas de mourir parfois. Je suis sérieux. Ce ne sont que des gosses. Certains tombent d’une falaise, d’un arbre ou dans une crevasse, d’autres se suicident, tellement ils sont stressés. D’autres encore se perdent dans les bois et se font chasser, tuer et manger par des prédateurs.
— Hum… Il y a donc un fort taux d’échec.
— Tu n’es pas plus choquée que cela, Taince ?
La jeune femme sourit.
— Tu espères peut-être réveiller mon instinct maternel ? demanda-t-elle en secouant la tête. Eh bien, c’est raté. Tu veux savoir si je suis triste pour ces jeunes membres de l’Acquisitariat ? Je suis triste pour ceux qui n’en reviennent pas, pour ceux qui partent en haïssant leurs parents. Pour les autres, ma foi, je ne vois pas où est le problème. Cette école remplit parfaitement son objectif : elle produit sans cesse de nouvelles générations d’égoïstes. Dans mon école à moi, c’est très différent. Je préfère ne pas penser à eux. Si je le faisais, j’en viendrais immanquablement à les mépriser. Comme je les ignore, je ne les méprise pas. Mais, peut-être que je les admirerais, si je savais réellement. C’est vrai que cela a l’air beaucoup plus dur que l’entraînement de base.
— Dans ta formation, on vous laisse encore le choix. Ces petits…
— Pas si tu es désigné d’office, l’interrompit-elle.
— Désigné d’office ?
— Oui, les lois le permettent encore, ajouta-t-elle en haussant les épaules. Je comprends néanmoins ce que tu veux dire. C’est très dur pour ces gosses. Mais c’est légal. Et puis, les riches ne sont pas comme nous.
Elle semblait insensible.
— Sal ne t’a vraiment rien dit ?
Quelque chose dans le ton de sa voix la fit le regarder de travers.
— Tu veux dire après ? demanda-t-elle en s’agitant et en fronçant les sourcils.
Il détourna le regard.
— Prends cela comme tu veux.
Taince le dévisagea longuement.
— Fass, tout ce que tu veux, c’est savoir si Sal et moi on couche ensemble ?
— Non !
— Eh bien, oui, on couche ensemble. De temps à autre, quand cela nous chante. Tu es satisfait ? C’était un pari ? Il t’a rapporté de l’argent, j’espère ?
— Arrête, s’il te plaît.
Merde, pensa-t-il. Sur ce coup-là, j’aurais mieux fait de me taire. Fassin aimait penser aux couples et aux groupes qui se faisaient et se défaisaient à l’université – il lui était même arrivé de participer brièvement à ces parties de chasse –, mais force lui était d’admettre que la vision de Sal et Taince s’envoyant en l’air lui faisait froid dans le dos.
Taince souleva un sourcil.
— Si tu le demandes gentiment, dit-elle, peut-être qu’un jour on te laissera regarder. C’est ce que tu voudrais, pas vrai ?
Fassin tenta désespérément de se contrôler, mais ne put empêcher ses joues de s’empourprer.
— Ouais, c’est mon but dans la vie, rétorqua-t-il, sarcastique.
— Alors, non, il ne m’a jamais parlé de l’École de la Rigueur. Ni avant, ni pendant, ni après. Ou alors, j’étais plus distraite que je ne le croyais.
— On m’a dit que c’était horrible ! Douches froides, abus sexuels, châtiments corporels, privations, intimidations, dénigrement. Tu parles de vacances ! Tu te retrouves à essayer de sauver ta peau !
Taince renifla.
— Tu te retrouves à casquer pour avoir le droit de subir le sort que tes ancêtres ont tenté d’éviter toute leur vie, courte et brutale. C’est cela, le progrès.
— Je pense qu’il a été traumatisé, dit Fassin. Je suis sérieux.
— Oh, je suis sûre que tu es sérieux, lâcha Taince d’une voix agacée et ennuyée. Sal a pourtant l’air très équilibré. Il dit même que c’est grâce à cette expérience qu’il est ce qu’il est aujourd’hui.
— Ouais. Mais qu’est-il, justement ?
— De toute façon, c’est de votre faute, non ? lança-t-elle avec un sourire en coin.
Fassin soupira bruyamment.
— Encore et toujours les mêmes histoires.
— Oui, c’est une mode qui nous vient des Habitants, pas vrai ?
— Ouais, et alors ?
— Qui nous a raconté cette histoire de parents qui chassent leurs enfants dans des forêts obscures ? demanda-t-elle sans se départir de son sourire. Vous, évidemment. Les Voyants…
— Non, ils n’ont…
— Bon, d’accord, ceux qui ont étudié les Habitants, se corrigea-t-elle en agitant la main, agacée. C’est une espèce très, très ancienne et évoluée, qui chasse ses gosses et qui vit à notre porte. Pas de problème. Un petit malin arrive et voit là un bon moyen d’arnaquer les riches. Et ces cons-là se font avoir.
Fassin secoua la tête.
— Les Habitants existent depuis les origines de l’univers. Ils ont colonisé toute la galaxie. Toutefois, malgré leur supériorité indéniable, ils n’ont jamais essayé de modeler leur milieu à leur convenance. Leurs guerres sont tellement codifiées qu’elles ne font presque aucune victime. Leur vie, ils la consacrent à apprendre, à accumuler du savoir…
— Mais on nous a raconté que…
— C’est vrai qu’il est très difficile d’entrer dans leurs bibliothèques, qui sont les plus désorganisées de toute la galaxie, mais tout de même… Ils étaient paisibles, civilisés et disséminés aux quatre coins de l’univers avant même la naissance du Soleil et de la Terre. Alors, ce n’est pas leur faute si nous n’avons été capables d’appliquer qu’un seul de leurs préceptes.
— Tu as bien appris ta leçon.
Il était de notoriété publique que les Habitants chassaient leurs jeunes. L’espèce était présente sur la vaste majorité des géantes gazeuses de la galaxie, et partout, les anciens avaient l’habitude de traquer leurs propres enfants – un à la fois ou en groupe – seuls ou à plusieurs, parfois à l’affût, parfois lors d’expéditions de longue haleine et hautement organisées. Pour les Habitants, tout cela était parfaitement naturel. La chasse faisait partie intégrante de leur apprentissage. C’était un des piliers de leur culture ; sans elle, ils ne seraient pas ce qu’ils étaient, depuis des milliards d’années. Ceux d’entre eux qui se donnaient la peine de se justifier auprès de créatures aussi insignifiantes et attardées que les hommes affirmaient avec autorité que c’était justement cette pratique qui avait permis à leur civilisation de durer si longtemps. Ce n’était, après tout, qu’un jeu parfaitement innocent.