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En fait, la longévité de leur espèce n’était pas aussi impressionnante que celle de certains de leurs individus, dont il se disait qu’ils avaient plusieurs milliards d’années. Le nombre de géantes gazeuses étant limité dans la galaxie (et au-delà, semblait-il), ils n’avaient d’autre choix que de limiter leur population. Les espèces spectatrices – en particulier celles qui vivaient si peu qu’elles étaient qualifiées de « Rapides » – feraient mieux de ne pas oublier que les Habitants chasseurs avaient eux aussi été chassés, et que les chassés deviendraient à leur tour des chasseurs. Par ailleurs, dans une vie de plusieurs centaines de millions d’années, on pouvait très bien faire l’effort de servir de proie pendant un siècle et des poussières. C’était si peu, au fond.

— Ils ne ressentent aucune douleur, expliqua Fassin. C’est cela le truc. Ils ne comprennent pas vraiment le concept de souffrance physique. Pas émotionnellement, en tout cas.

— Cela me paraît quand même peu plausible. Mais bon, cela change quoi ? Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? Qu’ils ne sont pas assez intelligents pour être angoissés et terrifiés ?

— La douleur mentale n’est pas vraiment une douleur, puisqu’elle n’a aucune réalité physiologique, palpable.

— C’est la dernière théorie en vogue ? Exo-éthique pour débutants ?

Une secousse modérée ébranla le sol, mais ils n’y prêtèrent aucune attention. Les lambeaux tordus suspendus très haut au-dessus de leurs têtes oscillèrent.

— Tout ce que je dis, c’est que nous aurions beaucoup à apprendre de cette civilisation.

— Quelle civilisation ? Techniquement, ils n’en forment même pas une.

— Ce n’est pas vrai…, soupira Fassin.

— Alors ?

— D’accord, cela dépend du sens que tu donnes à ce terme. Certains affirment que c’est une postcivilisation, parce que les groupes disséminés sur les géantes gazeuses de la galaxie sont isolés les uns des autres. D’autres préfèrent parler d’une diaspora, ce qui revient à peu près au même, mais formulé d’une façon plus diplomatique. Certains chercheurs pensent que les Habitants sont l’exemple type d’une espèce dégénérée qui, après avoir colonisé toute la galaxie, a perdu l’envie de progresser, a oublié ce qui l’avait poussée à partir, a perdu son impétuosité pour devenir conservatrice afin, peut-être, de laisser leur chance à d’autres espèces. À moins qu’une puissance supérieure les ait refroidis ? Toutes ces hypothèses sont plausibles et ridicules à la fois. Voilà à quoi servent les recherches sur les Habitants. Un jour, nous saurons peut-être avec certitude… Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, comme Taince le regardait bizarrement.

— Rien. Je réfléchissais. Tu n’as toujours pas décidé ce que tu ferais après l’université ?

— Je pourrais devenir Voyant, travailler d’une façon ou d’une autre sur les Habitants, mais rien n’est obligatoire. Nous, on ne nous désigne pas d’office.

— Hum… Bon ! il est temps de réessayer d’entrer en contact avec l’extérieur, dit-elle en se levant avec grâce. Tu viens avec moi ?

— Cela ne te dérange pas si je reste ici ? demanda Fassin en se frottant le visage et en regardant alentour. Je suis un peu fatigué. L’endroit est assez sûr, non ?

— Je suppose. Je n’en ai pas pour longtemps.

Elle tourna les talons et s’enfonça dans les ténèbres. Elle disparut bientôt, laissant Fassin seul dans cette vaste grotte silencieuse, baignée par la lumière douce de la petite navette.

Il voulait et refusait de s’endormir à la fois. Au bout de quelques minutes à peine, il commença à se dire que cet endroit n’était peut-être pas si sûr que cela ; il faillit presque partir à la recherche de Taince. Toutefois, il eut peur de se perdre et changea d’avis. Il se racla la gorge, se redressa et se répéta pour la énième fois qu’il ne s’endormirait pas. Mais il s’endormit quand même, puisqu’il fut réveillé par des cris.

* * *

Il partit de chez lui dans la fausse aurore d’un lever de soleil à l’albédo nul. Ulubis était encore loin en dessous de la ligne d’horizon, mais ses rayons éclairaient la moitié de la face visible de Nasqueron, inondaient le Grand Désert du Nord d’une douce lumière brun doré. À cela venait s’ajouter le rougeoiement incertain d’une aurore boréale. La veille au soir, il avait dit au revoir à ses amis et à sa famille, et laissé des messages pour ceux qui n’étaient pas là, comme sa mère. Jaal dormait lorsqu’il était parti.

À la grande surprise de Fassin, Slovius attendait déjà à l’astroport familial. Ce dernier se résumait à un disque de granit fondu de cent mètres de diamètre, situé à un kilomètre de la Maison, près de la rivière et des pentes de la forêt du Plateau. Des nuages d’altitude arachnéens, venus de l’ouest, dispensaient une pluie fine et légère. Au centre du cercle de pierre trônait un vaisseau de la Navigarchie, luisant et noir comme la nuit. L’appareil, posé sur trois pieds et enveloppé dans des rubans de vapeur condensée, faisait environ soixante mètres de long et irradiait une chaleur intense.

Ils s’arrêtèrent pour le regarder.

— C’est un vaisseau-aiguille, n’est-ce pas ? dit Fassin.

— Je crois, oui, répondit son oncle en hochant la tête. Au moins ton arrivée à Pirrintipiti se fera-t-elle avec style, mon neveu.

Le yacht suborb de Slovius, une machine aérodynamique, quoique moins effilée, attendait sur une aire de stationnement circulaire, tout près du cercle principal. Ils se remirent à avancer. Fassin portait une combinaison anti-g sous la robe légère de son Sept. Il avait l’impression d’être recouvert d’un gel chaud des chevilles à la gorge.

Dans un petit bagage, il avait préparé ses vêtements officiels. Un serviteur à queue de cheval portait son autre sac ainsi qu’un grand parapluie ouvert au-dessus de la tête de son maître. La baignoire ambulante de Slovius s’était dotée d’une capote transparente. Un autre serviteur portait Zab, la nièce de Fassin. La petite fille dormait. Elle avait veillé scandaleusement tard et entendu que son oncle devait partir pour Sepekte, aussi avait-elle insisté pour se lever tôt le lendemain et l’accompagner au port. Son grand-père et ses parents avaient accepté, mais la petite s’était endormie aussitôt installée dans le funiculaire qui reliait la Maison à l’installation.

— Oh, et n’oublie pas de présenter mes respects à mon vieil ami le Voyant en chef Chyne, du Sept Favrial, dit Slovius, comme ils approchaient du vaisseau de la Navigarchie. Ah, j’allais oublier Braam Ganscerel, du Sept Tonderon.

— Je tâcherai de saluer tous les gens que vous connaissez, mon oncle.

— J’aurais dû t’accompagner, dit Slovius d’un air absent. Ou peut-être pas.

Une silhouette en uniforme gris apparut sur une plate-forme à l’arrière du vaisseau et se dirigea vers eux. L’officier, une femme au visage jeune et joyeux, se découvrit, s’inclina devant Slovius et dit à Fassin :

— Commandant Taak ?

Fassin la regarda un instant sans comprendre, puis se souvint qu’il était désormais officiellement commandant dans l’Ocula de la Prévôté.

— Ah oui, répondit-il.

— Lieutenant Oon Dicogra, du vaisseau-aiguille NMS 3304, dit la jeune femme. Bienvenue. Si vous voulez bien me suivre.

Slovius leva une nageoire en signe d’adieu.

— J’essaierai de rester en vie jusqu’à ton retour, commandant, mon neveu.

Il produisit un sifflement, qui était probablement un rire. Fassin serra maladroitement les doigts atrophiés de son oncle.

— J’espère que tout cela n’est qu’une fausse alerte et que je serai revenu dans quelques jours.