L’esprit humain devait s’adapter à la gravité d’un monde comme ’glantine, où il était possible d’effectuer des sauts beaucoup plus impressionnants que sur Terre sans risquer de se briser les deux jambes. Néanmoins, une chute de soixante mètres sur ce satellite habité équivalait à une chute de trente mètres sur Terre, ce qui était bien assez pour y laisser la vie.
— On a des cordes ? demanda Taince.
Sal secoua la tête.
— Putain, non. Fait chier, non. Enfin, si, mais on les a laissées là-bas, dit-il en désignant du menton les entrailles de l’épave.
Il tremblait, se frottait les épaules pour se réchauffer, remontait sans cesse son col.
— On n’a… On n’a pas réussi à défaire les nœuds, ajouta-t-il.
— Merde ! Elle bouge ! s’exclama Taince avant d’enfoncer une nouvelle fois la tête dans le trou. Ilen ! cria-t-elle. Ilen, ne bouge surtout pas ! Tu m’entends ? Ne bouge pas ! Dis-moi si tu m’entends !
Ilen bougea faiblement. Sa tête et son bras s’agitaient dans le vide de façon alarmante. Apparemment, elle essayait de se retourner, mais ce faisant, se rapprochait de plus en plus du bord.
— Oh ! putain, putain, putain ! dit Sal d’une voix rapide et aiguë, proche de la rupture. Elle était derrière moi. Je croyais que tout allait bien. Je n’ai rien vu. J’ai dû enjamber le trou sans m’en rendre compte. Ou alors il y avait une trappe ou un truc, et elle l’a heurté, et elle a crié, et elle est tombée ! Elle a réussi à s’accrocher d’une main, mais je ne suis pas arrivé à temps pour la rattraper, et elle est tombée ! En plus, on n’a rien trouvé, on n’a rien vu, juste des débris ! Putain ! Elle allait bien ! Juste derrière moi !
— Calme-toi, dit Taince.
Sal s’assit et se frotta la bouche. Il frissonnait. Taince rangea son arme dans son treillis, se colla un patch lumineux sur le front et se pencha une nouvelle fois dans l’ouverture triangulaire, mais plus profondément cette fois. Elle se redressa, se retourna vers Fassin et lui ordonna :
— Tiens-moi par les pieds.
Fassin lui obéit. Taince passa les épaules dans le trou, et ils entendirent :
— Ilen ! Ne bouge surtout pas !
Elle se hissa à l’extérieur. Sur son front, le patch brillait comme un troisième œil.
— Il n’y a absolument rien en dessous d’elle. Je crois qu’elle s’est cogné la tête. Elle va tomber. Sal, cette corde est loin d’ici ? À combien de minutes de marche ?
— Oh ! putain ! J’en sais rien ! Dix, quinze minutes !
Taince regarda furtivement le trou.
— Merde, chuchota-t-elle. Ilen ! Surtout, ne bouge pas ! Zut, elle bouge encore plus quand je crie, ajouta-t-elle en secouant la tête et en se parlant à elle-même.
Elle prit une profonde inspiration et fit face aux deux garçons.
— Bien. Voilà ce qu’on va faire. Une chaîne de sauvetage. C’est faisable, j’ai essayé durant mes classes.
— D’accord, dit Sal en se redressant. Comment s’y prend-on ?
Son visage était pâle dans la lumière tamisée.
— Une première personne s’accroche au bord du trou, une seconde se laisse glisser le long de son corps et se suspend à ses pieds, et la troisième descend jusqu’en bas, attrape Ilen et la remonte à la surface. Je m’occuperai de cette dernière partie.
Sal écarquilla les yeux.
— Mais la première personne…
— Tu seras la première personne. Tu es le plus fort. Sur Terre, cela ne marcherait pas, mais ici, si, précisa-t-elle en glissant sur le sol et en attrapant le sac à dos de Sal. Je l’ai vu faire avec quatre maillons. Vous m’avez l’air de tenir la forme tous les deux. Fass, tu seras donc le second. La première personne sera attachée avec ses sangles, dit-elle en regardant Sal du coin de l’œil, avant de sortir un couteau de son pantalon et de découper les bretelles du sac à dos.
Les jambes tremblantes, Sal s’agenouilla au bord du trou.
— Nom de Dieu, Taince, on veut tous la sauver, mais là, on va se tuer. Putain, merde ! Je sais pas. On ne va pas y arriver, non, on ne peut pas. Putain de merde, c’est pas vrai ! Dites-moi que c’est un cauchemar !
Il se rassit et regarda fixement ses mains tremblantes, comme s’il ne les reconnaissait pas.
— Taince, je ne sais pas si j’aurai assez de force. Vraiment, je ne sais pas.
— Tout ira bien, rétorqua la jeune femme en s’affairant sur les sangles.
— Oh, putain, on va tous crever ! Bordel de merde ! dit-il en secouant vigoureusement la tête. Je ne veux pas, putain, je ne veux pas.
— Ça va marcher, le rassura Taince en nouant les bretelles à une autre paire de sangles restées accrochées au sac à dos.
Je suis calme, pensa Fassin. Je dois être choqué, ou un truc comme cela, mais je suis calme. Nous allons peut-être mourir ou alors simplement nous ouvrir le crâne. Peut-être qu’on va s’en tirer avec un bon bandage sur la tête et qu’on se rappellera cette mésaventure toute notre vie. En tout cas, je suis calme. Ce qui doit advenir adviendra, mais tant qu’on fera de notre mieux, tant qu’on ne se laissera pas tomber, peu importe ce qui arrivera. Il regarda ses mains. Elles tremblaient, mais n’étaient pas incontrôlables. Il plia les doigts. Il se sentait fort. Il ferait tout son possible, et si cela n’était pas assez, eh bien, ce ne serait pas sa faute.
Sal bondit sur ses pieds et s’agita dangereusement près du trou.
— On a encore des cordes ! s’exclama-t-il soudain.
Son visage gris pâle n’arborait plus aucune expression. Il passa près de Taince sans la regarder. Fassin le suivit des yeux en se demandant où il voulait en venir.
— Quoi ? fit la jeune femme en testant la solidité d’une stalagmite parallélépipédique et en passant les sangles du sac à dos par-dessus.
— Une corde, dit Sal en tendant le bras et en prenant la direction de leur navette. On en a encore. Dans la soute. J’y vais. Je sais où elles sont rangées.
Et il s’en fut.
— Sal ! cria Taince. On n’a pas le temps !
— Si, rétorqua-t-il. J’y vais.
— Putain, reste ici, Sal, insista la jeune femme d’une voix plus grave et profonde.
Sal parut hésiter, puis secoua la tête, se retourna et partit en courant.
Taince bondit pour le rattraper mais n’y parvint pas. Sal sauta par-dessus une stalagmite et se précipita vers le passage étroit emprunté par Fassin et Taince un peu plus tôt. La jeune femme mit un genou à terre et dégaina son arme.
— Arrête-toi, espèce de lâche !
Pendant une demi-seconde, pensa Fassin, elle aurait pu tirer. Au lieu de quoi elle fourra le pistolet dans son treillis et laissa Sal disparaître dans la brèche. Alors, elle se tourna vers lui. Son visage était devenu parfaitement inexpressif.
— Il reste une possibilité, dit-elle en se hâtant de retirer son treillis.
Comme elle portait un body couleur chair, Fassin crut d’abord qu’elle était nue. Elle noua sa chemise à son pantalon et tira fortement dessus pour serrer son nœud au maximum.
— Bien, maintenant, attache ça à ta cheville.