Les bretelles du sac à dos tinrent bon, tout comme Fassin. Il n’avait aucune confiance dans ces sangles, alors il supporta son poids et celui de la jeune femme avec ses poignets et ses doigts. Le pantalon noué à sa cheville tint également, et Taince aussi, qui descendit lestement le long de son corps, le forçant à se tordre le cou pour suivre sa progression et voir Ilen, comme si le simple fait de la regarder suffirait à l’empêcher de tomber. Puis il y eut une secousse, et l’épave fut ébranlée. Très peu, en fait, mais cela suffit à lui faire perdre son sang-froid. Ses mains, ses paumes, ses doigts glissèrent, si bien qu’ils ne furent plus retenus que par les bretelles du sac à dos. En contrebas, Taince tendit le bras, Ilen bougea une dernière fois et tomba dans le vide, dans les ténèbres.
Taince fit un mouvement brusque pour tenter de la rattraper, mettant son treillis à rude épreuve. Elle grogna, siffla, en vain. Ilen disparut dans l’ombre, tournoyant lentement, ses cheveux et ses vêtements voletant comme des flammes froides et pâles.
Elle devait être encore inconsciente, car elle ne cria même pas. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’ils entendent son corps heurter les pales, avant que les vibrations produites par l’impact ne leur parviennent à travers la structure du vaisseau.
Fassin avait fermé les yeux depuis longtemps. Et si Sal avait raison ? Si tout cela n’était qu’un cauchemar ? Il essaya d’attraper le bord du gouffre pour soulager les sangles.
Taince resta suspendue quelques secondes sans rien faire.
— On l’a perdue, finit-elle par dire calmement.
Quelque chose dans le ton de sa voix fit craindre à Fassin qu’elle ne lâche tout et se laisse tomber à la suite d’Ilen, mais elle n’en fit rien.
— Je remonte. Tiens bon.
Elle l’escalada, sortit du trou et l’aida à remonter. Ils regardèrent en bas mais ne virent rien. Ils restèrent longuement assis l’un près de l’autre, le dos appuyé contre une stalagmite, à reprendre leur respiration. Quelque temps plus tôt, ils étaient installés de la même manière, près de leur navette. La jeune femme défit le nœud de son treillis, se rhabilla, puis dégaina son arme.
Comme elle se relevait, Fassin ne lâcha pas le pistolet des yeux.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-il.
— Pas tuer ce salaud, si c’est ce que tu veux savoir, répondit-elle en posant son regard sur lui.
Elle paraissait calme.
— On devrait y aller, ajouta-t-elle en lui donnant un petit coup de botte dans le pied.
Il se releva, un peu tremblant. Elle l’aida à tenir debout.
— On a fait de notre mieux, Fass. Tous les deux. On pleurera Ilen plus tard. Pour le moment, on doit retourner à la navette, retrouver Sal, tenter de rétablir les communications, se tirer d’ici et prévenir les autorités.
Ils tournèrent le dos au trou triangulaire.
— Pourquoi tu ne ranges pas ton arme ?
— À cause de Sal, répondit-elle. Il ne s’est jamais humilié de la sorte, jamais laissé aller comme cela. Enfin, pas à ma connaissance. Le chagrin et la culpabilité font parfois faire des bêtises aux gens.
Elle se livra à un genre d’exercice de respiration, inspirant et expirant rapidement, retenant son souffle quelques secondes.
— Il existe une petite chance pour qu’il se dise : Si personne n’apprend ce qui s’est passé ici…, reprit-elle en haussant les épaules. Il est armé. Il pourrait nous vouloir du mal.
Fassin la regarda, incrédule.
— Tu crois ? Sérieusement ?
— Je le connais, répondit-elle en hochant la tête. Et ne sois pas étonné si la navette n’est plus là.
Elle n’était plus là.
Ils marchèrent jusqu’à la sortie et la trouvèrent à l’extérieur, posée dans la lumière tamisée renvoyée par un quartier de Nasqueron inondé de soleil. Sal était assis à l’intérieur, le regard perdu dans ce désert glacé. Avant de le rejoindre, Taince vérifia son communicateur militaire et découvrit qu’elle captait enfin un signal. Elle appela l’unité de la Navigarchie la plus proche et fit un bref rapport sur la situation. Alors seulement, ils se dirigèrent vers la navette. Leurs téléphones étaient toujours hors service.
Saluus regarda par-dessus son épaule.
— Elle est tombée ? demanda-t-il.
— On y était presque, dit Taince. Vraiment.
Elle n’avait pas rengainé son arme. Sal se cacha le visage d’une main et resta ainsi quelques secondes. Dans l’autre, il tenait un morceau de métal fin et tordu, à moitié fondu. Il se découvrit le visage et commença à jouer avec le fragment de métal, à le faire passer d’une paume à l’autre. Son arme était posée sur son blouson, à l’arrière de la navette.
— J’ai réussi à joindre l’armée, annonça Taince. L’alerte est terminée. On n’a plus qu’à attendre ici. Un vaisseau est déjà en route.
Elle monta dans la navette, derrière lui.
— On n’y serait jamais arrivé, Tain. Je te le dis, ajouta-t-il comme Fass prenait place à ses côtés, on n’y serait jamais arrivé. On serait tous morts à l’heure qu’il est.
— Tu as trouvé la corde ? demanda Fassin.
Soudain, il s’imagina en train de lui arracher ce morceau de métal des mains pour le lui fourrer dans l’œil.
Sal secoua la tête. Il paraissait hébété plus qu’autre chose.
— Je me suis foulé la cheville, dit-il. Je crois que j’ai une entorse. J’ai eu le plus grand mal à arriver jusqu’ici. Je pensais pouvoir utiliser la navette, lui faire traverser les matériaux suspendus au plafond, puis vous rejoindre là-bas. Mais cette toile était plus solide que je ne le croyais. Alors, je suis sorti pour essayer d’appeler du secours.
Le fragment de métal tordu continuait de danser dans ses mains.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Fassin après un moment de silence.
Sal regarda l’objet et haussa les épaules.
— Ça vient du vaisseau. Un truc que j’ai trouvé.
Taince tendit le bras par-dessus la banquette, lui arracha le débris des mains et le lança dans le sable.
Ils restèrent là à attendre en silence jusqu’à l’arrivée du suborb de la Navigarchie. Lorsque Taince sortit à la rencontre des soldats, Sal alla chercher le morceau de métal en boitillant.
DEUX
Rappel destructeur
Je suis né sur une lune d’eau. D’aucuns, en particulier ses habitants, en parlaient comme d’une planète, mais ses dimensions – à peine deux cents kilomètres de diamètre – étaient davantage celles d’une lune. C’était un astre entièrement constitué d’eau ; c’est-à-dire qu’on n’y trouvait ni terre ferme, ni roche, ni noyau solide. Juste de l’eau liquide.
Si elle avait été beaucoup plus grosse, ma lune natale aurait eu un noyau de glace, car l’eau, censée être incompressible, se change en glace lorsqu’elle est soumise à de fortes pressions. (Cela peut paraître bizarre à ceux qui vivent sur des planètes où la glace flotte, mais c’est pourtant vrai.) Comme elle n’était pas assez massive pour avoir un cœur de glace, il était possible – à condition d’être assez bien équipé pour résister à la pression – de s’enfoncer dans sa masse liquide pour atteindre son centre exact.
Là, un phénomène étrange se produisait.
Au cœur de ce globe constitué d’eau, il n’y avait plus de gravité. La pression, qui s’exerçait de tous les côtés, était colossale, mais le poids y était une notion inconnue (les planètes, lunes ou autres corps célestes, liquides ou non, attirent ce qui se trouve à leur surface ; mais dans leur cœur, les forces s’annulent). Eu égard au volume de cette goutte géante, la pression était proprement négligeable.
Bien entendu, c’était