Je suis né sur une lune d’eau. D’aucuns, en particulier ses habitants, en parlaient comme d’une planète, mais ses dim…
Le capitaine arrêta là, puis fit défiler la suite sur son écran, avant de reprendre sa lecture au hasard : « Là, un phénomène étrange se produisait. » Il refit défiler le texte : « Je suis né sur une lune d’eau. D’aucuns, en…»
— Tout est comme ça ? demanda-t-il à son Numéro Trois.
— Apparemment, oui, monsieur. Les mêmes mots, répétés encore et encore. Douze puissance dix-sept fois, exactement. C’est tout ce qui reste de sa mémoire. Même son système d’exploitation de base a été effacé. C’est une technique souvent mise en pratique par les abominations. On l’appelle « rappel destructeur ».
— Et elle ne laisse aucune trace de ce qui se trouvait là avant ?
— Des traces, en effet, mais répétitives elles aussi. Les techniciens supposent que nous avons là le dernier de toute une série d’enregistrements. Il ne reste rien de la mémoire originelle de la machine. Tout a été effacé lorsqu’elle s’est rendu compte qu’elle ne pourrait pas nous échapper.
— En effet.
Le capitaine voehn appuya sur une touche pour jeter un coup d’œil à la fin de l’enregistrement. Le moniteur se figea pendant un long moment avant d’afficher : « Je suis né…»
— Est-ce là la toute dernière section de sa mémoire ?
— Oui, monsieur.
Une expression qu’un autre Voehn aurait immédiatement identifiée comme étant un sourire apparut sur le visage du capitaine. Les épines de son dos ployèrent furtivement.
— Tout a été vérifié, Numéro Trois ? Il n’y a rien d’autre, pas de message caché ?
— La vérification n’est pas terminée, monsieur. La totalité des données excède les capacités de notre vaisseau, aussi sommes-nous obligés de les étudier par petits blocs. Ce que nous voyons là est techniquement une abstraction.
— Dans combien de temps ce travail sera-t-il terminé ?
— Une vingtaine de minutes.
— Il n’y avait aucun autre médium susceptible de contenir des informations ?
— Aucun. L’artefact était en grande partie ce qu’il semblait être, à savoir une tête cométaire. L’abomination constituait son cœur artificiel. Les senseurs hétéroclites et l’unité de propulsion étaient séparés, fixés à la surface. Ils ont été disséqués par les techniciens.
— Quelle langue est utilisée dans le message répété ?
— La même que sur votre moniteur : du Standard ancien.
— Origine de l’extrait cité ?
— Inconnue. Le département Tech/Soc. penche pour un texte quaup, mais le taux de fiabilité de ses conclusions n’est que de dix-neuf pour cent.
Les Quaups, dont la majorité vivaient au sein de la Mercatoria – le capitaine avait servi sur un navire de guerre avec un officier quaup –, étaient une espèce dite « ballon », composée d’individus de taille moyenne qui flottaient dans les airs et respiraient de l’oxygène. Le message répétitif contenu dans la mémoire de la machine était assez manifestement l’œuvre d’une espèce aquatique et submersible. Il arrivait certes, pensa le capitaine, que l’on écrivît en se mettant à la place d’un autre. Au lycée, lui-même avait écrit des poèmes en adoptant le point de vue d’un membre de la Culmina, avant de se rendre compte qu’il s’agissait là d’un exemple typique d’impertinence, de se confesser et d’être justement châtié. En plus, il était hors sujet.
Il y avait une tache sur le dossier militaire autrement parfait du capitaine : une phase de remédiation infligée pour relever son Quotient Empathique Utilisable. Apparemment, sa relative faiblesse psychologique était la conséquence du refoulement de sa colère, car il avait difficilement supporté d’être puni pour outrage. Néanmoins, il était devenu capitaine, ce qui prouvait bien qu’il savait faire preuve d’empathie, car il fallait être capable d’anticiper les sentiments de son équipage et de ses ennemis.
Il examina les restes à moitié fondus de la machine, cet artefact déguisé en comète noire et irrégulière. Avant d’être partiellement détruite, elle faisait près de huit cents mètres de diamètre. Elle était à deux kilomètres de là, irradiait ce qui restait de la chaleur accumulée durant l’attaque, entourée par tout un système de débris, d’éclats sombres, d’esquilles qui tournoyaient autour de son cadavre ravagé.
La vue, éclairée par un des projecteurs du vaisseau, était aussi claire et parfaite que possible. Il n’y avait aucun écran à transpercer, aucune coque transparente, ni atmosphère ni autre matériau. Le capitaine était sur le pont, un ensemble de poutrelles élégamment entrecroisées pour former une sorte de nid à l’extérieur de son appareil. L’équipage était exclusivement composé de Voehns, aussi le navire était-il complètement ouvert au vide. Évidemment, pendant la durée de l’opération, il s’était abrité dans les entrailles du vaisseau, dans la salle de contrôle, derrière plusieurs couches de boucliers et de coque, les sens protégés par des écrans, mais, une fois l’attaque terminée, le capitaine, son Numéro Trois et deux de ses hommes d’équipage préférés étaient sortis de leur abri pour mieux apprécier la vue de leur ennemi défait.
Le capitaine regarda autour de lui, comme s’il s’attendait à voir passer de véritables noyaux de comète. Il s’orienta, zooma et aperçut les flammes déclinantes de ses deux autres navires, auxquels il avait ordonné de retourner au cœur du système dès la fin de l’engagement. Leurs réacteurs étaient comme deux étoiles bleu pâle, deux étoiles qui ne scintillaient pas. En dehors de ces points lumineux, de son vaisseau et de l’épave située à deux kilomètres de là, l’espace était vide de tout.
C’était un endroit trop froid et abandonné pour y mourir, pensa le capitaine. Une cachette évidente pour les abominables machines, mais pas le genre de lieu que choisirait un être vivant – où considéré comme tel – pour passer ses derniers instants.
Il rendit l’écran à son Numéro Trois et tourna son œil principal vers l’épave. Son émetteur de signaux arrière et son complexe oculaire secondaire faisaient toujours face à son officier, auquel il dit :
— La première partie de la mission est accomplie. Il nous reste à retourner à la base, à terminer d’examiner la mémoire de l’abomination et à la réduire à l’état de particules élémentaires à coups de charges AM.
— Entendu, monsieur.
— Rompez.
Le vaisseau accéléra avec fluidité et force, produisant une sorte de bourdonnement lointain. Sous l’avant-bras gauche de Fassin, un coussinet captait les mouvements de ses muscles et ajustait la position de l’écran situé devant lui – ou plutôt au-dessus de lui, car sa couche s’était inclinée pour l’aider à supporter l’accélération, au même titre que sa combinaison anti-g. Ainsi, comme l’appareil s’éloignait de Nasqueron pour s’enfoncer dans les profondeurs du système, direction Sepekte – une planète assez semblable à la Terre –, il aperçut Pirrintipiti.
Sur le moniteur, la capitale tropicale de ’glantine était un voile chatoyant étendu sur des îles vert foncé éparpillées sur une mer vert pâle. Pirri lui manquait déjà, ce qu’il trouva bizarre. Il n’aurait même pas l’occasion de poser le pied sur son astroport. Avant son départ, il espérait au moins effectuer un transfert classique depuis le suborb jusqu’à un train souterrain. Ensuite, il y aurait eu l’Équatour, avec son câble relié au satport, où il aurait pris un navire plus gros. Quitter son foyer pour se retrouver directement dans l’espace profond était étrange. Le cordon était coupé trop brutalement.