Habituellement, Sepekte se trouvait à cinq jours, voire plus d’une semaine de ’glantine – la durée de la traversée était fonction de l’alignement planétaire. Les vaisseaux dont l’accélération standard se limitait à un g étaient grands et confortables. On pouvait s’y déplacer à sa guise, aller au restaurant, au café, au cinéma ou à la salle de gymnastique. Les navires les plus gros étaient même dotés d’une piscine. Les quelques minutes d’apesanteur, à mi-parcours, amusaient tout le monde (et étaient mises à profit pour avoir un rapport sexuel le plus souvent peu satisfaisant). Les habitants de ’glantine trouvaient parfois inconfortable le doublement de leur poids, toutefois, les conditions du voyage étant similaires à celles qui régnaient sur Sepekte, la traversée s’apparentait pour eux à une sorte d’entraînement.
À l’écran, Fassin vit l’accélération augmenter progressivement : trois, quatre, puis cinq g. La combinaison de protection surveillait sa respiration et l’aidait un peu à gonfler ses poumons sans trop se fatiguer.
— Je crois que je vais piquer un somme, dit le lieutenant Dicogra. À moins que vous souhaitiez parler ?
— Dormez, ne vous en faites pas. D’ailleurs, je pense que je vais faire une sieste, moi aussi.
— Parfait. Les systèmes surveilleront nos fonctions vitales. À plus tard.
— Faites de beaux rêves.
Sur le moniteur, ’glantine disparut lentement. Au-delà, il n’y avait ni la nuit noire de l’espace intersidéral, ni même un champ d’étoiles pareil à une vague écumante, mais juste la face éclairée de Nasqueron, un bouillonnement fou de gaz et de couleurs, des rubans ocre colossaux, des courants opposés s’enroulant l’un autour de l’autre pour former des volutes de cinquante mille kilomètres de diamètre ; une planète dans laquelle on aurait pu jeter mille ’glantine, Sepekte ou Terre sans jamais voir la différence. C’était un système à l’intérieur du système Ulubis, un vaste monde aussi peu hospitalier pour l’homme que possible, un monde où, pourtant, Fassin avait passé la plus grande partie de sa vie singulière et étrangement rythmée. Malgré son échelle, malgré son activité magnétique et ses radiations, malgré les températures extrêmes qui y régnaient et sa pression écrasante, malgré son atmosphère irrespirable et sa population excentrique et imprévisible, cette planète était un véritable foyer pour Fassin et ses collègues Voyants.
Il regarda jusqu’à ce que Nasqueron se mette elle aussi à rapetisser, jusqu’à ce que ’glantine ne soit plus qu’un point minuscule flottant au-dessus de sa face ocre et striée. Alors, les étoiles les plus brillantes apparurent autour d’elle. Fassin éteignit le moniteur et s’endormit.
Il se réveilla. Quatre heures s’étaient écoulées. La pression était la même, le vaisseau continuait de bourdonner. Comme il n’avait plus besoin de dormir, il décida de ralentir et de réfléchir.
Dans le système Ulubis, tout le monde était capable de dire où il se trouvait au moment de la destruction du portail. Ce n’était certes pas un événement anodin, puisqu’il vous condamnait à ne pas sortir de chez vous pendant les deux ou trois prochains siècles. Pour la plupart des gens, pour tous ceux qui n’auraient jamais la chance de voyager en dehors du système – dont quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’humains –, c’était effectivement quelque chose de très important. Cloués là jusqu’à la fin de leur vie. Fini les rêves de voyages à travers toute la galaxie.
D’autres resteraient à jamais coupés des leurs, isolés dans une autre partie de l’univers, de l’autre côté d’un trou de ver désormais inaccessible. Zenerre : deux cent quatorze ans. Il fallait à la lumière, à un message ou signal plus de deux siècles pour atteindre Ulubis. Il s’écoulerait environ trois cents ans avant qu’un trou de ver y soit établi, même si les Ingénieurs se mettaient immédiatement en route avec un vaisseau transporteur.
D’ailleurs, restait-il assez d’Ingénieurs, subsistait-il des navires suffisamment grands pour cela ? Peut-être le portail d’Ulubis n’avait-il pas été le seul à être attaqué et détruit. Peut-être la Mercatoria elle-même n’existait-elle plus. Peut-être le Complexe, les artères, les portails avaient-ils disparu. La dernière grande civilisation de la galaxie pouvait n’être plus qu’un souvenir. Des milliers d’îlots éparpillés un peu partout, isolés, abandonnés.
Les échanges de données étaient intenses juste avant la destruction du portail ; rien n’incitait à croire qu’une attaque massive et généralisée à toute la galaxie avait eu lieu. Dix minutes avant l’assaut, rien ne laissait non plus prévoir que la plus grande flotte jamais vue dans le système Ulubis jaillirait en scintillant du néant et se ruerait sur la plus grande concentration de navires et d’armes de tout le système, se ferait anéantir – ignorant les défenseurs, sauf lorsqu’ils se trouvaient en travers de son chemin –, mais, ce faisant, transpercerait rideau après rideau sans se soucier des dommages subis, foncerait tout droit vers la gueule du portail, oblitérant tout ce qui l’entourait dans un bouquet d’immenses explosions d’antimatière qui, à elles seules, témoignaient de la violence qui s’était abattue sur le système. Des novae blanches brillèrent furtivement dans le ciel de toutes les zones habitées, projetèrent des ombres interminables, aveuglèrent ceux qui étaient trop près, vaporisèrent ce qui restait de la flotte des assaillants et une partie de ses poursuivants.
Pendant un court instant, l’on crut que les assaillants avaient échoué, car la dernière ligne de défense était toujours en place. Le portail paraissait avoir résisté.
Mais cette attaque tout entière n’avait été qu’une feinte, et l’assaut véritable eut lieu lorsqu’un gros vaisseau – un astéroïde excavé de quelques millions de tonnes voyageant à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la vitesse de la lumière – se matérialisa dans la direction opposée. D’une certaine manière, il manqua aussi sa cible, passant à une centaine de mètres du portail et entrant en collision avec une volée de satellites de combat, qui n’avaient même pas eu le temps de se retourner contre lui. L’explosion subséquente produisit un nouveau soleil, qui détruisit aussi bien les satellites que le vaisseau ennemi, les unités auxiliaires du portail et tous ses systèmes associés.
La déflagration n’eut pourtant pas raison de la bouche, qui succomba à la masse relativiste du navire sacrifié.
Les portails étaient systématiquement placés aux points de Lagrange ou sur des orbites suffisamment distantes de tout corps céleste, car ils nécessitaient une portion d’espace-temps plane. Un gradient trop important – causé par le champ gravitationnel d’une planète ou d’une masse importante quelconque – ne leur permettait tout simplement pas de fonctionner. Il suffisait d’augmenter très légèrement la courbure espace-temps locale pour les faire imploser et disparaître violemment. Le vaisseau ennemi était tellement massif, et sa vitesse si proche de celle de la lumière, que sa masse apparente était comparable à celle d’une planète de la taille de Sepekte. Il lui avait donc suffi de passer à proximité du portail pour provoquer son effondrement et celui de l’autre extrémité du trou de ver, inondant une nouvelle fois le système d’une marée de lumière cataclysmique.
Ceux des assaillants qui avaient survécu tentèrent de fuir mais furent rattrapés et détruits, ou bien désarmés et forcés de s’autodétruire.
Deux jours avant ces tragiques événements, Fassin était dans l’espace et sur Sepekte à la fois, puisqu’il dînait dans un restaurant pivotant au sommet de l’Équatour de Borquille, en compagnie de Taince Yarabokin. Celle-ci devait repartir pour l’Académie de la Grande Flotte, alors qu’elle avait perdu sa mère la veille. Ce fut un au revoir plein de compassion. Fassin, quant à lui, venait de passer un mois à traîner dans les bars les plus miteux et mal famés de ’skem, la deuxième plus grande ville de Sepekte. Il était épuisé. Vieilli, même.