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Taince et lui étaient restés en contact depuis l’incident de l’épave, même s’ils n’étaient pas vraiment devenus proches, et ce, malgré la nuit passée ensemble peu de temps après. Saluus s’était éloigné de ses anciens amis, était parti terminer ses études à une demi-galaxie de là, avant de faire honte à son père en jouant au play-boy pendant de nombreuses années – tout comme Fassin, mais à une échelle galactique, et non pas systémique –, ne revenant dans son système de naissance qu’en de rares et courtes occasions. Et sans jamais prévenir personne.

Un suborb de secours de la Garde était arrivé sur les lieux quelques minutes seulement après la navette de la Navigarchie appelée par Taince. Son équipage était entré dans la carcasse du vaisseau, avait retrouvé le corps brisé d’Ilen. Il y eut une enquête. Sal fut condamné à payer une amende pour s’être aventuré trop loin dans le vaisseau, alors qu’il lui aurait suffi de poser sa navette dès l’ouverture franchie pour les mettre à l’abri. Taince fut récompensée par une bourse pour son action.

Grâce au témoignage de Taince, Fassin reçut un diplôme pour son courage. Toutefois, il refusa de se rendre à la cérémonie de remise. Jusqu’à ce dîner, ils n’avaient jamais reparlé du morceau de métal fondu volé par Sal dans l’épave. Taince l’avait vu faire, évidemment, mais elle ne s’était pas donné la peine de lui reprendre son pathétique trophée.

— Probablement un bouton de porte ou un simple portemanteau, dit-elle d’un air piteux. Mais tu connais Sal, il multiplie tout comme le pain. Dans sa bouche, un vulgaire morceau de ferraille peut facilement devenir une manette de commande principale ou le levier d’activation d’une arme secrète.

La jeune femme examina l’horizon lointain, avant de fixer la surface de Sepekte, qui défilait sous le restaurant. Le mouvement de rotation imprimé à l’établissement produisait une gravité artificielle dans cet Habitat orbital fixé à un câble long de quarante mille kilomètres et ancré à Borquille, la capitale.

— Merde, tu savais depuis le début, dit Fassin en hochant la tête. J’aurais dû m’en douter, tu remarques toujours tout.

Taince évoluait à présent dans les hautes sphères, et ce dans tous les sens du terme. Elle faisait son petit bonhomme de chemin dans la Navigarchie et avait été choisie pour faire partie de la Grande Flotte, une institution des plus prestigieuses, où les humains étaient fort rares. Le capitaine Taince Yarabokin paraissait bien jeune, car elle avait très bien vieilli.

Tous les trois avaient bien vieilli.

Sal vivait certes en débauché, mais il avait les moyens de se payer tous les traitements existants, y compris ceux qui étaient interdits à la vente, aussi n’avait-il pas pris beaucoup de rides depuis la mort d’Ilen, cent trois ans plus tôt. Ces derniers temps, la rumeur disait qu’il avait pris la décision de se calmer, de devenir un bon fils, de se lancer dans les affaires et de faire des efforts.

Taince avait passé des décennies à voler tout près de la vitesse de la lumière, à poursuivre les navires des Dissidents, à attaquer leurs bases, à se battre vite pour vieillir lentement.

Fassin avait fini par rejoindre la firme familiale et par devenir Voyant Lent. Pour lui, les décennies étaient plus longues, d’autant qu’il les passait à converser avec les Habitants de Nasqueron, à essayer de leur soutirer des informations. Tout comme Saluus, il avait connu sa période fougueuse, avait écumé les coins les plus mal famés de ’glantine, Sepekte et au-delà, visitant, dans une parodie de voyage initiatique, les régions les plus pittoresques de la galaxie dite « civilisée », perdant son argent et ses illusions, prenant du poids et gagnant en sagesse. Toutefois, ses excès à lui n’étaient rien comparés à ceux de Sal. Et puis, lui avait su s’arrêter bien avant. De fait, il était rapidement rentré chez lui, sobre, calmé, disposé à recevoir sa formation de Voyant.

Il lui arrivait encore parfois de partir se défouler, mais cela n’arrivait pas souvent et ne durait jamais longtemps. Même si c’était trop souvent et trop longtemps au goût de son oncle Slovius.

Il continuait à faire des vagues au sein de sa profession multimillénaire, et cela ne plaisait pas à tout le monde. Durant les quinze cents dernières années – pendant le règne de son oncle Slovius, donc –, l’accent avait été mis sur les recherches virtuelles, au détriment de la bonne vieille méthode directe. La recherche virtuelle ou à distance se faisait dans un état quasi comateux, à partir d’une clinique située dans le complexe de Troisième Furie, une lune orbitant tout près de l’atmosphère nébuleuse de Nasqueron. De là, on communiquait avec les Habitants grâce à une combinaison de scanners à résonance magnétique nucléaire, de liaisons laser, de satellites de télécommunications et d’automates, qui se chargeaient du sale boulot, à savoir rester à portée des volées, des nacelles, des écoles d’Habitants et des quelques individus isolés.

Fassin avait initié la rébellion qui avait tout changé. Lui et quelques-uns de ses collègues avaient tenu à repartir à bord de gazonefs étroits, à emplir leurs poumons de fluide respiratoire. Ils avaient accepté des valves et des tubes dans tous leurs orifices, ils avaient eu le cran de s’en remettre entièrement à leurs petits appareils, de supporter la pression atmosphérique, le poison, les radiations, tout ce qui caractérisait ce milieu inhospitalier qu’était une géante gazeuse. Et tout cela pour gagner le respect et la confiance des créatures qui vivaient là-bas, pour mieux faire leur travail et rassembler davantage d’informations.

Après quelques accidents fatals, revers, disputes, bannissements et grèves, et du fait de leur succès indéniable (la quantité de données rapportées avait augmenté de façon spectaculaire, au grand dam des plus anciens), les jeunes avaient fini par gagner la bataille. La recherche véritable, celle qui vous obligeait à vous salir les mains – métaphoriquement parlant –, était donc redevenue la norme et non plus une exception. C’était une méthode tellement plus excitante et stimulante ; plus risquée certes, mais aussi plus satisfaisante. Plus amusante également pour les Voyants soucieux de rendre leurs travaux accessibles. Ainsi depuis cinq siècles environ les Maisons les plus progressistes mettaient-elles sur le réseau des versions épurées, simplifiées et distillées des entrevues obtenues par Fassin et ses semblables.

— Tu en as presque fait une sorte de jeu, lui avait dit Slovius d’un air triste, un jour qu’ils pêchaient ensemble dans la Mer de Poussière de ’glantine. Moi, je sollicitais davantage mon esprit.

Bien qu’ayant toujours été un adversaire de la méthode directe – contre laquelle il s’était battu avec toute la force de sa conviction –, Slovius avait été forcé d’admettre que l’intérêt de son Sept passait avant tout. Bon gré mal gré, il s’était donc fait le défenseur de Fassin et de ses disciples, le champion des progressistes, mettant tout le poids du Sept Bantrabal dans la balance pour permettre à son neveu d’imposer son point de vue révolutionnaire. Bien lui en avait pris, puisque cela avait permis à leur Sept de se développer et de devenir le plus productif et respecté des douze Septs du système Ulubis – et, de ce fait, l’une des Maisons les plus importantes de toute la galaxie. Ce succès était d’ailleurs le plus bel accomplissement de Slovius, Voyant en chef et paterfamilias du Sept Bantrabal.

Fassin était donc devenu le Voyant le plus célèbre de tout le système, surtout depuis son séjour dans la Tribu Dimajrienne, cette nacelle d’Habitants adolescents dont il était devenu l’ami, et où il avait séjourné pendant un siècle relatif et six années objectives. Il n’en était qu’au début de sa grande carrière, et pourtant, il avait déjà atteint le sommet. Il était né trois cent quatre-vingt-dix ans plus tôt, en avait vécu quarante-cinq en temps corporel, et en paraissait dix de moins.