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Il lui arrivait de repenser à ce qui s’était passé dans cette épave gigantesque, à leurs parcours respectifs. Il en venait alors à la conclusion qu’ils étaient ressortis de ce cauchemar bénis des dieux, victimes d’une malédiction inversée. Ils formaient désormais une sorte de trio de choc, comme si Ilen, sans le vouloir, avait renoncé à son avenir doré pour qu’ils se le partagent à la manière d’un butin.

Taince et lui se séparèrent en s’embrassant. Elle devait rejoindre le portail et le Complexe, car on l’attendait de l’autre côté de la galaxie, à l’Académie de la Grande Flotte, où elle devait suivre une formation d’un an. Fassin, quant à lui, rentrait à l’autre bout du système, là où se trouvait Nasqueron, pour continuer à extirper savamment des informations aux Habitants.

Taince traversa le portail en toute sécurité un jour avant sa destruction totale. À ce moment-là, Fassin se trouvait à bord d’un liner, à une journée de Sepekte. La nouvelle lui parvint rapidement, et il comprit tout de suite qu’il ne la reverrait probablement jamais.

Sal, qui était presque toujours absent, était avec son père souffrant au moment de l’attaque. Après dix premières heures de catatonie et d’incrédulité, il passa un mois à faire activement le deuil de sa liberté passée, à boire, à fumer et baiser dans les lieux de débauche d’Ulubis pour oublier son chagrin – enfin, dans ce qui se rapprochait le plus d’un lieu de débauche. Sepekte, et en particulier Borquille, avait ses bars peu fréquentables, ses clubs enfumés, ses bordels – le quartier de Boogeytown était d’ailleurs exclusivement réservé à ce genre de récréations –, mais ils ne pouvaient pas remplacer le reste de la galaxie civilisée. Un jour, Fassin se retrouva nez à nez avec Saluus dans un bar de Borquille, mais son vieil ami était tellement ivre qu’il ne le reconnut même pas.

Plus tard, Sal se ressaisit. Il se coupa les cheveux, se fit retirer quelques tatouages, cessa de fréquenter certains de ses camarades de beuverie et, dès la semaine suivante, se présenta dans les bureaux de la compagnie familiale, où tout le monde était encore traumatisé. D’autant que les fausses alertes étaient légion, et qu’on s’attendait à tout moment à subir une nouvelle attaque.

Dès le début, les questions avaient fusé : Pourquoi ? Pourquoi nous ? Pourquoi maintenant ? Et les autres ?

Le reste de la galaxie avait-il été envahi aussi ?

Plus de deux siècles s’écouleraient avant qu’Ulubis ne découvre si d’autres systèmes avaient été pris pour cibles. À l’époque où il n’était qu’une destination parmi d’autres, l’extrémité d’un énième trou de ver, Ulubis n’était pas considéré comme spécialement reculé – de fait, son isolement relatif n’avait rien de comparable avec celui des colonies les plus récentes, qui attendaient encore d’être connectées. Mais, sans trou de ver, Sepekte, les trois lunes habitées du système, dont ’glantine, ses milliers d’Habitats artificiels et vingt milliards d’âmes étaient aussi perdus que possible. Il suffisait pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil à une carte de la galaxie.

La Garde, les forces de la Navigarchie et ce qui restait des escadrons d’Ulubis se regroupèrent et pansèrent leurs plaies. La loi martiale fut décrétée, un Plan d’urgence fut appliqué ; toutes les capacités industrielles du système furent réquisitionnées pour produire des armes et des navires de guerre. Kehar Industry, la compagnie du père de Saluus, vit son chiffre d’affaires exploser. La société prospéra et se développa au-delà des rêves les plus fantaisistes de son créateur, et Saluus passa du statut de fils à papa bon à rien, à celui d’héritier d’une fortune colossale.

Au sommet de la hiérarchie du système, on commençait sérieusement à se demander s’il ne serait pas possible de construire un générateur de trou de ver et une flotte de remorqueurs pour en transporter une extrémité jusqu’à Zenerre. Toutefois, outre le fait qu’une pareille entreprise aurait demandé des efforts financiers considérables – peut-être pour rien, car un autre trou de ver était probablement déjà en construction de l’autre côté –, ce projet n’était tout simplement pas envisageable : dans la Mercatoria, seuls les Ingénieurs étaient autorisés à fabriquer et à mettre en service des portails. Alors, tant qu’il y aurait une Mercatoria – tant que la preuve de sa non-existence ne serait pas apportée –, il n’y aurait pas de trou de ver.

Des sanctions étaient prévues pour les systèmes et les dirigeants qui contrevenaient à cette règle. Sans permission explicite, impossible ne serait-ce que d’imaginer un trou de ver. Et cette permission ne figurait pas dans le Plan d’urgence d’Ulubis – plan élaboré bien avant la catastrophe.

Retrouvés autour du point de Lagrange où était positionné le portail, les débris des vaisseaux ennemis démontrèrent que les assaillants appartenaient aux trois factions qui harcelaient le système et ses voisins depuis plusieurs milliers d’années : les Transgresseurs, les Libres et la Double Entente. Pour l’occasion, les rebelles avaient décidé d’agir de concert et d’attaquer en très grand nombre.

Angoissée, à cran, terrifiée à l’idée d’être envahie par les Dissidents, la population était dans un état d’esprit comparable à celui des aHumains de la Terre avant leur arrivée dans la communauté galactique.

C’était un truisme que de dire qu’une civilisation isolée ne pouvait être que névrosée. Seul le contact avec d’autres êtres pouvait la sauver, car il lui permettait de trouver sa place dans une métacivilisation plus vaste. Sans cela, les civilisations persuadées d’être seules dans l’univers se donnaient un peu trop d’importance et étaient immanquablement victimes d’une terreur existentielle à l’idée de cet univers infini et, en apparence, vide. Même en sachant qu’il y avait bel et bien une communauté galactique – assaillie ou non –, la culture d’Ulubis ne put faire autrement que de tendre vers cette névrose antique.

Bridés par la loi martiale – d’une façon nouvelle, ennuyeuse, mais aussi excitante –, transformés par leur isolement et leur vulnérabilité, les gens vivaient davantage dans le court terme, pour les plaisirs de l’instant présent, juste au cas où il n’y aurait pas de lendemain. La société ne s’effondra pas, et il n’y eut aucune rébellion ou émeute significative. Il y eut certes des manifestations, et quelques mesures de répression furent prises. Plus tard, bien plus tard, les autorités furent même contraintes d’admettre qu’elles avaient commis des ERREURS. Toutefois, le système tint bon, et de cette époque tumultueuse ne restait plus qu’une sorte de nostalgie. C’était un moment à part, fiévreux, le moment où, après avoir été déconnecté du reste de la galaxie, on s’était rappelé le sens de la vie. Cette période, de plus en plus de personnes commençaient à la considérer comme un genre de renaissance culturelle. Les majuscules devinrent alors de mise, et l’on parla de la Déconnexion d’Ulubis.

Fassin ne profita pas beaucoup de ce foisonnement généralisé, car il passa le plus clair de son temps à travailler, comme s’il craignait de ne plus pouvoir le faire à l’avenir. Même lorsqu’il revenait dans le temps véritable, objectif, il restait imperméable à ces turbulences, à cette peur, à cette énergie, puisqu’il vivait le plus souvent sur ’glantine, et non pas Sepekte ou un de ses nombreux Habitats artificiels. De fait, il quittait rarement son Sept et ses cinq Maisons saisonnières, et ne se rendait que rarement à Pirrintipiti ou dans les autres villes majeures de la planète. Il lui arrivait tout de même de voyager, d’aller en vacances à Pirri ou de quitter ’glantine, ce qui lui permettait de goûter cette étrange atmosphère, cette frénésie.