La plupart du temps, toutefois, il était sur Nasqueron, sanglé dans son gazonef fragile. Parfois, il volait avec les jeunes Habitants, chevauchait les courants gazeux à leurs côtés, soulevé par les rubans colorés de la géante, ses supervents et hypertempêtes capables d’engloutir des planètes entières. À d’autres moments – bien plus souvent, en fait –, il flottait mollement dans un bureau ou une bibliothèque, dans une cité parmi des millions d’autres, en compagnie d’Habitants âgés et instruits qui, contrairement au reste du système, semblaient très peu ébranlés par la disparition du portail. Quelques-uns seulement – parmi les plus polis – exprimaient un semblant de compassion, semblable à celle dont on faisait preuve – du moins en apparence – lorsque le parent très âgé d’une vague connaissance s’éteignait paisiblement.
Fassin supposait qu’il ne fallait pas s’attendre à mieux de la part d’une race aussi ancienne que prétendaient l’être les Habitants, une race qui, disait-on, avait exploré la galaxie plusieurs fois, et ce à une vitesse équivalente à une fraction infinitésimale de celle de la lumière. Cela avait eu lieu avant même la formation de la nébuleuse qui, plus tard, engendrerait la Terre, Jupiter et le Soleil, nébuleuse née d’une génération d’étoiles encore plus vieille. Les Habitants affirmaient qu’ils avaient cessé de voyager non pas à cause de leur trop faible vitesse, mais parce qu’il n’y avait plus rien à voir dans cette galaxie trop petite.
L’attente de la prochaine invasion s’éternisa. Les jours devinrent des semaines, des mois, une année entière. L’attaque des Dissidents, au lieu de devenir un traumatisme, perdit peu à peu son importance, comme si la destruction du portail avait été un dernier baroud d’honneur et non pas le coup d’envoi d’une guerre de conquête. Les années passèrent, et l’on célébra bientôt le dixième anniversaire de l’assaut. Progressivement, la population et les instances dirigeantes se détendirent et en vinrent à penser que cette fameuse invasion n’aurait jamais lieu. Le dispositif d’urgence devint caduc, même si les forces armées restèrent nombreuses et en état d’alerte permanente, les capteurs et les patrouilles balayant l’espace autour d’Ulubis à la recherche d’une menace qui semblait s’être évanouie.
Dans les quatre directions, il n’y avait rien d’autre que le néant intergalactique : des volumes vides et désolés contenant quelques soleils éteints et refroidis, isolés ou entourés de planètes sans vie, des nuages de poussière et de gaz, des naines brunes, des étoiles à neutrons et autres débris – où auraient très bien pu survivre des espèces exotiques Lentes comme les Énigmatiques ou les Cincturias, qui persistaient à se moquer complètement des citoyens d’Ulubis et de leur sort. D’alliés, il n’était pas question. Il n’y avait personne à qui demander de l’aide ou un soutien quelconque. Et certainement pas de trou de ver.
Plus loin, vers l’extrémité du bras, le long des limites floues de la galaxie, dans un fouillis épais de gaz, de nébuleuses et d’étoiles se trouvait Zenerre. Entre Ulubis et le centre de la galaxie devaient survivre les Déconnectés : Épiphanie Cinq, avec ses millions d’étoiles réparties dans un cube de plusieurs siècles-lumière de côté où, croyait-on, subsistaient des mondes qui, autrefois, faisaient partie de la galaxie civilisée, avant l’Effondrement des Artères sept millénaires plus tôt, et la Guerre des Nouveaux Rapides, qui avait provoqué tant de malheurs.
Deux siècles, une décennie, quatre ans et vingt jours après la destruction du portail, au moment précis où on l’attendait, on capta un signal émis depuis Zenerre, la première vague de ce qui deviendrait un flux d’informations constant, une véritable liaison avec la galaxie connectée. Où, apprit-on rapidement, la vie suivait normalement son cours. Aucun autre système n’avait subi le sort d’Ulubis, et la Mercatoria se portait à merveille. Les incursions des différents groupes de Dissidents étaient toujours légion dans tout le monde civilisé, tout comme les opérations visant à les anéantir. Mais ce conflit, qui n’en était pas un, durait depuis des milliers d’années. La population s’était habituée à cette microviolence perpétuelle et ennuyeuse, à ces raids effectués en dépit du bon sens, sans aucune stratégie, si bien qu’elle en était venue à baptiser cette guerre le « Bourdonnement ».
Cette nouvelle soulagea et étonna tout le monde, mais engendra également un certain sentiment d’injustice.
Le vaisseau remorqueur Est-taun Zhiffir avait quitté Zenerre pour Ulubis moins d’un an après le désastre. Initialement, le voyage jusqu’à Zenerre devait durer trois cent sept ans, mais ce nombre tomba à deux cent soixante-neuf lorsque le navire se rapprocha encore davantage de la vitesse de la lumière. À son bord, les Ingénieurs surveillaient en permanence les systèmes du portail pour le protéger des effets de sa propre masse relativiste et de celle du vaisseau. La population d’Ulubis se détendit, et les derniers vestiges de la loi martiale furent rangés au placard. Ceux, nombreux, qui étaient nés après la destruction du portail se demandèrent à quoi pouvaient bien ressembler cette galaxie et cette métacivilisation quasi mythique.
Le vaisseau arriva à mi-parcours. Fassin s’en rendit vaguement compte, car la pression sur sa poitrine, sa chair et ses membres disparut pendant quelques secondes, remplacée par une sensation de gonflement soudain, provoquée par un afflux de sang dans les moindres recoins de son corps. Lequel faisait de son mieux pour s’adapter à ce brusque changement. Il garda les yeux fermés. Presque immédiatement après, il ressentit une légère poussée derrière la tête. Puis plus rien ; l’apesanteur à nouveau. Mais cela ne dura pas longtemps, car une force invisible se mit à lui tirer les jambes vers le bas, et son corps se remit à peser de plus en plus lourd. Le bourdonnement dans sa tête se tut, cédant la place au ronronnement lointain de l’appareil.
L’Archimandrite Luseferous se tenait devant les ruines de la cité. Il se pencha en avant, enfonça sa main gantée dans le sol meuble et ramassa une poignée de terre. Il la souleva devant son visage et la regarda longuement. Puis il l’approcha de son nez, la sentit, la laissa tomber et épousseta ses gants, tout en examinant le cratère qui avait remplacé une partie de la ville.
Le gouffre était toujours en train de se remplir d’eau de mer. Un bouillonnement de liquide brunâtre déferlait de l’estuaire situé en contre-haut. La chute d’eau se déversait dans cette mer nouvelle en formant un énorme nuage. Rapidement, la cuvette rocheuse se refroidissait, et des volutes de vapeur condensée s’élevaient un peu partout. Vue de loin, toute cette condensation formait une colonne de plus de trois kilomètres de diamètre, qui s’élevait dans le ciel pastel et calme, transperçait la fine couche nuageuse, avant de s’aplatir dans les strates moyennes de l’atmosphère.
Lorsque ses ennemis lui résistaient et lui imposaient de faire l’étalage de sa force, l’Archimandrite aimait à laisser une trace de son passage en un endroit symbolique. En effet, lorsque le terrain s’y prêtait, il tenait absolument à recréer le paysage qui accueillait sa chère ville de Junch, sur Leseum9 IV. Lorsqu’un peuple refusait de se soumettre, de se laisser conquérir ou occuper, il était condamné à souffrir, certes, mais il devenait également une part d’un ensemble plus grand, y compris dans la mort, dans la destruction de nombreuses de ses villes. Sans le savoir ni le vouloir, il participait à une œuvre d’art. Vu depuis cette colline, ce paysage n’était-il pas en tout point semblable à la baie de Faraby ? La trouée par laquelle s’écoulait l’eau en tonnant et en ébranlant le sol n’était-elle pas un autre Fossé de Force ? Et cette colonne de fumée qui montait à une hauteur vertigineuse avant de se courber et de longer la ligne d’horizon, ne ressemblait-elle pas à sa signature, à un paraphe ?