La baie était trop circulaire, et la trouée, une vulgaire saignée dans la paroi d’un modeste cratère composé essentiellement d’alluvions. D’un point de vue strictement esthétique, on était loin des falaises de mille mètres de haut du véritable Fossé de Force. L’emplacement qu’il avait choisi pour sa dernière œuvre d’art, avec sa modeste colline, manquait singulièrement de grandeur. Ses amiraux, généraux et gardes se tenaient bien dans son dos, mais quelle piètre imitation de la Citadelle de pierre et de sa vue magnifique !
Cependant, un artiste se devait de travailler avec ce qu’il avait sous la main. Là où s’étirait auparavant une ville côtière parmi d’autres, couchée sur des vallons modestes, bâtie au hasard de part et d’autre d’une rivière dont elle était tributaire, avec ses étendues urbaines, ses grands bâtiments, ses docks, ses brise-lames et ses points d’ancrage – elle avait d’ailleurs toujours ressemblé à cela, malgré les pseudo-catastrophes, tremblements de terre, inondations, incendies, bombardements ou invasions qui s’étaient succédé au cours de son histoire – était apparu un endroit vide et propre, à la beauté neuve et sauvage, apte à renaître, à recevoir une cité digne de ce nom, en accord avec son nouveau souverain. Ainsi, cette ville détruite avait rejoint la grande communauté de ceux qui, dans la souffrance, s’étaient soumis à sa volonté, car ce cratère, son œuvre, n’était que la plus récente de ses créations, un joyau de plus, une perle sur un long collier qui s’étirait jusqu’à Junch, l’archétype de l’élégance.
Quiconque était suffisamment sûr de soi, cruel et (Luseferous était assez modeste pour l’avouer) chanceux pouvait conquérir et détruire – à condition d’en avoir la volonté et que le moment soit bien choisi. En revanche, savoir où stopper la destruction pour produire le meilleur effet, quand se montrer cruel, indulgent, séduisant, généreux – il n’y avait rien de tel pour saper le moral de ses victimes –, le tout avec une pointe d’humour, demandait un doigté, une subtilité, une mesure qui n’étaient pas donnés à tout le monde. Lui possédait tout cela. Il savait quand se montrer civilisé. Son tableau de chasse était éloquent. Toutefois, mettre à profit les destructions nécessaires pour créer des œuvres d’art, pour modeler des endroits meilleurs en respectant une certaine unité symbolique… Oui, c’était du domaine de la création, et non plus de la guerre ni de la politique.
Des vrilles de fumée s’élevaient tout autour de la colonne de vapeur condensée, telles des plantes grimpantes misérables et noires adorant un tronc pâle. Elles marquaient l’emplacement des carcasses d’aéronefs fumantes et les départs d’incendie provoqués par l’onde de choc titanesque. Le plus difficile, dans une telle œuvre de destruction, était de créer une cuvette parfaite sans anéantir tout ce qui l’entourait (après tout, une nouvelle cité devrait renaître à cet endroit). Une telle précision nécessitait un armement très sophistiqué. Ses experts faisaient du bon travail.
L’Archimandrite Luseferous regarda autour de lui, sourit à ses officiers qui, respectueusement, se tenaient derrière lui. Les pauvres paraissaient un peu nerveux à l’idée de fouler ainsi, à découvert, le sol d’une planète fraîchement soumise. (Mais n’était-il pas agréable de humer cet air plein de parfums exotiques ? Ces nouvelles odeurs ne signifiaient-elles pas qu’un trésor de plus avait été ajouté à leur domaine en expansion perpétuelle ?) Au-dessus d’eux et dans leur dos flottaient et ronronnaient des navires de guerre hérissés d’armes, entourés d’une nuée de petits engins de détection et de défense. Sa garde personnelle formait un anneau lâche autour de lui. Pour la plupart, les soldats étaient agenouillés ou allongés dans l’herbe, leurs armes aux reflets noirs posées à leurs côtés. Quelques-uns, équipés d’un exosquelette, déambulaient en tassant la terre avec leurs pattes tournées en dehors.
Au pied de la colline, au-delà d’un autre anneau de gardes, sous une volée de drones vigilants, avançaient les réfugiés, pareils à une rivière brune et grise.
Des échassiers. Des chauves-souris terrestres ou whules. Une espèce de la Mercatoria. Déconnectée depuis des millénaires, sans doute, mais immanquablement mercatorienne. Luseferous leva les yeux vers le ciel vert pâle et imagina la nuit, un voile d’étoiles, et une étoile particulière – repérée quarante heures plus tôt, tandis qu’ils orbitaient et se préparaient à donner l’assaut –, qui grossissait de plus en plus, comme ils avançaient résolument, sautaient de combat en combat. Cette étoile, c’était Ulubis.
Dans l’atmosphère dorée de Sepekte transpercée par la lointaine tige de l’Équatour de Borquille, la petite navette de la Navigarchie approchait du palais, se faufilait dans une vieille forêt de colonnes de puissance atmosphérique hautes d’un kilomètre, zigzaguait entre les tours plus modestes mais néanmoins impressionnantes de l’administration. Elle disparut dans le tunnel large et légèrement incliné de la réception située juste devant le palais du Hierchon, une sphère de huit cents mètres de diamètre figurant Nasqueron, bâtie par un Sarcomage depuis longtemps disparu. La géante gazeuse avait été fidèlement reproduite, avec ses bandes de couleur tournoyant autour d’un cœur immobile. Des tourbillons rouge-orange, bruns et ocre dansaient à la surface du bâtiment comme dans l’atmosphère de Nasqueron ; ils dissimulaient fenêtres, balcons, capteurs et transmetteurs.
— Commandant Taak ? Je me présente : lieutenant Inesiji, garde du palais. Par ici, s’il vous plaît. Il n’y a pas de temps à perdre, monsieur.
Son interlocuteur, dont la voix sonnait comme celle d’un enfant parlant la bouche pleine de roulements à billes, était un Jajuejein, une créature qui, au repos, ressemblait à un buisson d’amarante de soixante ou soixante-dix centimètres de diamètre. Celui-ci s’était étiré pour atteindre les deux mètres de Fassin, donnant forme à sa multitude de composants semblables à des brindilles vert foncé et bleu acier – heureusement, il n’avait pas essayé de reproduire un visage –, se levant sur deux tiges qui rappelaient vaguement des jambes. Le reste de son corps, à travers lequel il était possible de voir le sol de l’espace caverneux, était un simple cylindre orné de rubans de tissu doux et de minuscules composants métalliques, qui auraient très bien pu être des bijoux, des gadgets ou des armes. Il se retourna, ou plutôt se déversa, vers une sorte de chariot ouvert, où le matelot whule était déjà en train de déposer ses bagages.
Fassin dit au revoir à un lieutenant Dicogra souriant, puis rejoignit le Jajuejein dans le chariot. Celui-ci traversa promptement la petite aire de réception, s’engagea dans une cabine d’ascenseur, suivit un couloir incurvé et passa en revue une suite de pièces qui, semblait-il, offraient une vue imprenable sur le nord de la ville avec, au-delà, des collines pâles et dentelées. Le lieutenant Inesiji déposa les bagages de Fassin sur le lit avec une grâce fluide et lui annonça qu’il avait exactement trois cinquièmes d’heure pour se rafraîchir, passer sa robe de cérémonie et se présenter à l’extérieur de sa chambre, d’où on l’escorterait jusqu’à la salle d’audience.