Ah ! pensa Fassin. La théorie du Second Vaisseau. Ce n’était qu’une falsification de plus, destinée à justifier celle de la Liste. Plus on se plongeait dans ce mythe, plus il devenait complexe. Les possibilités ne faisaient que se multiplier. Un amas de bêtises, bien sûr. Enfin, c’était ce que tout le monde croyait.
— Nous supposons, grâce au travail de nos espions, que les Dissidents, et en particulier ceux d’Épiphanie Cinq, ont entendu parler de cette affaire. Les Dissidents ont attaqué le portail d’Ulubis moins d’un mois plus tard, et l’intérêt soudain manifesté par E-5 pour ce même système date de la même époque. Les Jelticks ont vite compris qu’ils n’étaient plus les seuls à détenir ce secret, aussi se sont-ils empressés de l’ébruiter afin de ne pas être accusés de partialité et de préserver leur réputation. Évidemment, reprit l’image d’un ton acerbe, tout cela n’a pas beaucoup plu à l’Ascendance qui, d’une façon ou d’une autre, présentera la facture aux Jelticks. Cinq escadrons complets de la Grande Flotte, soit plus de trois cents navires amiraux, ont refait le trajet effectué par les Jelticks entre Rijom et Zateki, mais n’ont rien trouvé. Nous avons découvert par la suite que leurs informations étaient incomplètes. Les Jelticks ont agi sur un coup de dés, reconnaissant qu’ils n’avaient que douze pour cent de chances de réussite. Qu’une telle espèce ait fait un pari si osé et risqué de compromettre son avenir et sa réputation en dit long sur la valeur de ce trésor.
L’hologramme frappa bruyamment dans ses mains gantées.
— En conclusion, tous ceux qui sont intéressés par l’Équation en savent aujourd’hui aussi long que nous, et cela inclut les Déconnectés du Culte des Affamés aussi bien que les Dissidents. Il se pourrait d’ailleurs que ceux-ci se soient alliés, d’où les récentes attaques dans le système Ulubis et l’invasion à venir.
» Mais n’oubliez pas, reprit l’image d’une voix à la fois sinistre et glorieuse, que derrière cette terrible menace se cache un fabuleux trésor. Si nous parvenons à découvrir où se trouvent ces portails secrets – à condition, bien sûr, qu’ils existent réellement –, nous serons peut-être en mesure d’intervenir dans votre système avant l’arrivée des forces du Culte des Affamés. Cela vaut réellement la peine d’essayer. À long terme, cette découverte devrait, pourrait parfaitement libérer la galaxie de ses entraves et marquer le début d’un nouvel âge d’or, un âge de sécurité et de prospérité. Nos stratèges estiment que, dans le meilleur des cas, nos chances de succès restent inférieures à cinquante pour cent, dit la projection avant de s’interrompre pour prendre une profonde inspiration. Mais là n’est pas le problème. Même si nos chances sont minces, nous nous devons d’essayer. Ce qui compte, c’est que nous avons une occasion sans précédent d’accomplir quelque chose de grand. Il serait criminel de rester passif. Pour nous, pour nos congénères et pour les générations encore à naître.
L’image eut un sourire froid.
— À présent, voici les ordres que le Conseil des Complectors m’a demandé de vous transmettre… Au Voyant – et désormais commandant – Taak (la projection était déjà en train de le regarder, tout comme une bonne partie de la salle) : retournez sur Nasqueron, retrouvez l’ancien qui vous a donné l’information originelle et tentez d’en apprendre davantage sur la Liste des Habitants, le Second Vaisseau et l’Équation. Aux autres (l’image jeta un regard circulaire sur l’assemblée) : tout d’abord, faites votre possible pour aider le commandant Taak dans sa tâche, évitez à tout prix de le retarder ou de compromettre sa mission, et enfin, retournez chez vous et préparez le système Ulubis à se défendre contre ses envahisseurs. Votre but ultime devra être – sans aucune exagération – de résister jusqu’à la dernière créature, jusqu’au dernier mortel, jusqu’à votre dernier souffle.
L’hologramme sembla faire un pas en arrière pour les considérer avec davantage de recul.
— À tous je dirai ceci : votre destin est entre vos mains. Votre destin, mais également, et potentiellement, celui de la Mercatoria et de toute la galaxie civilisée. Si vous réussissez, votre récompense sera d’une importance et d’une valeur sans égales. Mais si vous échouez, ce sera l’ignominie, la disgrâce et l’horreur. Une dernière chose : vous n’êtes pas sans savoir que l’Est-taun Zhiffir et son escorte militaire sont à dix-sept années de voyage de votre système. Des éléments de la Grande Flotte – plus d’un escadron, en fait – ont quitté Zenerre avant le départ du remorqueur et volent à une vitesse bien supérieure. Ils arriveront donc à Ulubis bien avant et se déploieront immédiatement pour s’opposer à quiconque essaiera d’attenter aux intérêts de la Mercatoria.
L’image sourit à nouveau.
— J’aimerais tant être capable de vous dire quand nos ennemis vont apparaître précisément. Malheureusement, cela dépasse mes compétences. Ce signal vous est envoyé depuis l’escorte du remorqueur. À l’heure qu’il est, nous ne connaissons pas leur vitesse et ne sommes pas en mesure de donner une estimation fiable de leur date d’arrivée. Nous ne pouvons que conjecturer. Si les envahisseurs tardent et mettent deux années à passer à l’action, nos renforts auront peut-être le temps d’arriver. Autrement, ils entreront dans un système dévasté ou, avec un peu de chance, en train de résister héroïquement. Cela dépendra grandement de votre détermination, de votre courage et de votre aptitude à encaisser les coups.
» Des questions ? demanda l’hologramme avec un sourire.
Les Dissidents devaient s’y attendre. Leurs navires fonçaient déjà à quatre-vingt-dix-neuf pour cent de leur vitesse maximum lorsqu’ils apparurent sur les scanners longue distance du vaisseau de tête.
Taince Yarabokin flottait en position fœtale, enveloppée dans du gel, les poumons pleins de fluide, reliée à l’appareil par un cordon ombilical qui la nourrissait, lui permettait de communiquer avec lui, de lui parler et de l’entendre, de sentir sa présence. Une combinaison anti-g complétait ce tableau de guerrier à naître, emmailloté dans une seconde peau. En réalité, sa connexion avec le navire se faisait plus par ses implants et son col à induction que via le câble qui lui traversait le nombril. Sa poitrine se soulevait à peine, comme le fluide alimentait son sang en oxygène et le débarrassait de ses gaz inutiles. Derrière ses paupières fermées, ses yeux bougeaient dans tous les sens, mus par une vie propre. Elle partageait cette promiscuité avec une quarantaine de ses camarades qui, comme elle, étaient recroquevillés dans la nacelle qui les protégeait, dans les profondeurs du vaisseau amiral de la flotte, le Mannlicher-Carcano.
Loin devant, le destroyer Petronel vira précipitamment de bord, mit les gaz, avant de disparaître dans un éclair de lumière qui devint ténèbres sous l’effet des filtres des capteurs. Lorsque celui-ci se fut dissipé, l’on put voir la moitié restante du vaisseau de tête, qui tournoyait d’une façon erratique, envoyant en tous sens des fontaines de débris, éclaboussant de fragments l’apparent tunnel d’étoiles blanc-bleu dans lequel ils volaient.
— Le vaisseau de tête enregistre des contacts multiples sur le vecteur quatre-vingt-dix, dit la voix des senseurs CD.