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C’était un pari. L’on supposait depuis le départ que les chances d’être interceptés seraient grandes. Surtout si les Dissidents avaient déployé leur matériel entre Zenerre et Ulubis. La tactique d’interception évidente consistait à positionner des vaisseaux mineurs et des plates-formes équipées de capteurs à mi-chemin, les véritables intercepteurs prenant de la vitesse en aval, afin d’arriver, lancés, sur la flotte. Dans une véritable bataille rangée, les Dissidents – en nombre inférieur et moins bien armés – n’avaient aucune chance de vaincre. Mais il ne serait pas question de bataille rangée. Leur unique objectif était de ralentir la progression de la flotte. Ce qu’ils voulaient, c’étaient des escarmouches, des embuscades, afin d’utiliser contre elle la vitesse colossale de la flotte.

En théorie, les vaisseaux de la Mercatoria auraient pu se permettre de progresser lentement et sûrement, puisque leur armement les rendait capables de rayer de la carte du ciel tout ce qui se trouvait en travers de leur chemin. Toutefois, ils avaient pour ordre de rallier le système Ulubis le plus vite possible. Pour cela, ils n’avaient d’autre choix que de voler à leur vitesse maximale, en prenant le risque d’être détruits par des navires plus petits, voire même par quelques tonnes de roche pulvérisée.

Il s’agissait donc d’élaborer de nouvelles stratégies.

Les vaisseaux-aiguilles avaient été spécialement conçus pour traverser des trous de ver étroits. Les artères et les portails les plus larges mesuraient un kilomètre de diamètre, mais la largeur du trou de ver moyen n’était que d’une cinquantaine de mètres. Quant aux artères les plus anciennes, elles faisaient à peine dix mètres de diamètre. La réalisation d’un trou de ver et de deux portails demandait une énorme quantité d’énergie et/ou de matière ; il était difficile, onéreux et dangereux de les agrandir une fois qu’ils étaient en place. Pour la Mercatoria, il eût été stupide de développer un réseau artériel dans toute la galaxie et de fabriquer ensuite des vaisseaux trop gros pour l’utiliser, aussi les proportions des vaisseaux de guerre – atout principal de toute puissance cherchant à asseoir sa domination sur la galaxie, et ce depuis des temps immémoriaux – étaient-elles fonction de la largeur des canaux qu’ils devaient emprunter.

Par le passé, il existait des vaisseaux amiraux capables de se décomposer en navires plus petits avant d’entrer dans un trou de ver, et de se reconstruire de l’autre côté, mais leur coût de production était pharaonique. Les vaisseaux-aiguilles étaient plus simples et bon marché, même si cela ne voulait pas dire grand-chose. Le plus grand navire de la flotte qui volait de Zenerre à Ulubis faisait presque un kilomètre de long et seulement quarante mètres de large.

Juste avant d’atteindre sa cible, le missile tiré par le Mitrailleuse disparut, remplacé par un minuscule champ de débris. Les signaux parvenant du croiseur, leurs senseurs et la navigation confirmèrent sa disparition.

— Le missile a eu le temps de recueillir des informations sur l’ennemi avant d’être détruit, annonça à Taince le responsable des armes en lui transmettant les données en question.

— Des vaisseaux sceuris, de classe Sulcus et Fosse, envoya un des officiers tacticiens.

Ils avaient donc affaire – du moins dans cet appareil particulier – à la Spirale Mortelle, pensa Taince. Ce groupe de Dissidents était exclusivement composé de Sceuris, des êtres aquatiques qui détestaient la Mercatoria en général et ceux des leurs qui en faisaient partie en particulier (soit presque tous leurs congénères). Ils étaient connus pour leur férocité et n’avaient même pas l’excuse de défendre leurs Habitats civils, puisqu’ils n’en avaient pas. De fait, ils vivaient presque tous à bord de vaisseaux. En d’autres termes, c’était une bande de pirates terroristes, de fanatiques. Et pourtant, d’après ce que l’on savait, la Spirale Mortelle n’avait pas pris part à l’attaque du portail d’Ulubis.

— Ce qui nous fait quatre et non plus trois variétés de Dissidents opérant dans cette zone, envoya l’amiral, exprimant ce que Taince pensait justement tout bas.

— Deux de plus, et on gagne le set, répliqua-t-elle.

Dans l’affichage tactique virtuel, elle regarda les missiles tirés par le Cartouche infléchir leur trajectoire pour fondre sur le deuxième ennemi le plus proche. Ils l’atteignirent, le recouvrirent. Un flash blanc, puis une pluie de débris, matérialisés par des pointillés rouges et verts.

— D-trois : touché ! On l’a touché !

Les deux collègues de Taince à bord du vaisseau amiral eurent une exclamation de joie.

— Bien joué, D-trois, dit Kisipt.

— On continue de se disperser ?

— On continue, répondit Taince en faisant abstraction du bruit et de sa propre excitation.

Elle gardait les yeux rivés sur l’affichage tactique, écoutait les autres communiquer, sentait les secondes s’écouler.

La flotte était toujours en train de s’éparpiller, les trajectoires des vaisseaux s’écartant comme des tiges dans un vase. Taince attendit, attendit et attendit encore. Elle savait bien que tout le monde, y compris l’amiral Kisipt, avait envie de lui crier d’arrêter.

Quarante secondes. Elle envoya :

— Regroupement. Plan cinq inversé.

— Entendu, répondit son homme de barre, bientôt imité par les autres.

Dans l’affichage virtuel, les vaisseaux entreprirent immédiatement de se regrouper, réduisant rapidement la distance qui les séparait les uns des autres.

— C-un : ce sera juste.

Mais c’était faisable. Ils avaient le temps de reconstituer leur formation initiale avant de rencontrer les débris du Petronel. C’était tout ce qui importait pour l’instant. La flotte se reformait sans encombre. Droit devant, la nébuleuse chaotique et lumineuse constituée par ce qui restait de leur ancien vaisseau de tête emplissait de plus en plus la toile de fond, rongeait les ténèbres de la paroi du tube dans lequel ils semblaient circuler. Elle zooma, repéra un passage dégagé dans le champ de débris, le marqua dans son affichage. Là.

Les vaisseaux repérés un peu plus tôt clignotèrent un instant, devinrent orange puis s’éteignirent. Des calculs de probabilités apparurent devant les yeux de Taince, comme son ordinateur tentait de prévoir l’endroit où les navires ennemis réapparaîtraient. Droit devant, le ciel s’emplit furtivement d’une lumière jaune uniforme, signifiant que le reste de la flotte des Dissidents pouvait se trouver n’importe où dans ce volume donné. Alors, un ensemble de points rouges s’alluma, dilua définitivement le lavis jaune.

La flotte s’était reformée. Retour à la case départ. Les Dissidents ne s’attendaient certainement pas à cela.

— À tous les vaisseaux : plan zéro.

Bien qu’elle fût dans sa nacelle, à l’abri, elle sentit son navire faire une embardée, freiner, puis manœuvrer avant d’accélérer de nouveau. Elle suivit la procédure en temps réel sur son affichage tactique. La flotte s’effondrait sur elle-même, se resserrait tout en s’allongeant vers l’avant et vers l’arrière, formait une sorte de file indienne.

— CB-quatre, redescendez à dix. D-onze, avancez de cinq. B-trois et B-deux, centrez-vous sur D-huit. CB-quatre, restez où vous êtes.

Taince regarda les pointes de flèche stylisées se bousculer, se réorganiser, prendre position et s’aligner parfaitement.