L’agitation politicienne dont avait été témoin Fassin un peu plus tôt n’était rien comparée à la discussion qui suivit. Sans rien révéler à ceux qui n’étaient pas censés être au courant, l’on parla des responsabilités et du rôle de chacun dans ce que tout le monde appelait désormais « la situation », l’on se chamailla – entre administrations ou au sein d’un même service –, on marchanda, distribua et redistribua les rôles.
L’estomac de Fassin gargouillait toujours lorsque les débats furent clos et que ses supérieurs de l’Ocula le convoquèrent à un briefing. Il attendit d’ailleurs longuement dans une antichambre de leur QG situé dans le palais du Hierchon. Après s’être débarrassé d’une couche de vêtements encombrants, il trouva un distributeur de nourriture humaine dans le couloir incurvé qui courait tout autour du bâtiment et offrait une vue superbe sur la place, les ombres allongées du crépuscule, les tours et les spires embrasées par le soleil couchant. (La loi martiale venait d’être instaurée, mais rien dans cette ville, sur cette planète, dans le système tout entier n’avait encore changé.) Il était en train de s’essuyer les doigts lorsqu’ils l’appelèrent.
— Commandant Taak, dit le colonel Somjomion. Bienvenue.
On le fit entrer dans une salle où des gens en uniforme de la Prévôté étaient assis autour d’une grande table ronde. Pour la plupart, ils étaient humains ou whules, mais il y avait également deux Jajuejeins, qui faisaient de leur mieux pour rester assis comme des humanoïdes, et un Oerileithe dans une version moins luxueuse et plus petite du scaphandre du Hierchon, au disque serti dans un renfoncement du sol. Il irradiait un froid intense et paraissait dominer la salle.
Somjomion désigna l’Oerileithe.
— Je vous présente le colonel Hatherence. Elle sera votre supérieur direct dans cette mission.
— Enchantée, dit brusquement la créature en se tournant vers Fassin.
Contrairement à celle du Hierchon, sa combinaison environnementale blindée était dépourvue de parois transparentes et hérissée de senseurs, aussi ne pouvait-on dire à quoi ressemblait l’être qu’elle abritait.
— Madame, répondit Fassin en s’inclinant.
Il croyait pourtant que les seuls Oerileithes du système étaient Ormilla, sa famille proche et ses petites amies (« harem » était un terme trop péjoratif). Il se demanda si le colonel Hatherence appartenait à l’une ou l’autre de ces catégories.
On lui expliqua qu’on ne pouvait tout simplement pas le laisser partir tout seul accomplir cette mission importante. Durant l’heure qui suivit, entre deux communications, des mémos et autres visioconférences avec le Hierchon, Somjomion fit progressivement comprendre à Fassin que la tâche qu’il était pourtant censé accomplir seul aurait plus de chances d’être correctement effectuée s’il était escorté par des gens choisis par Ormilla et sa clique.
Ainsi, Fassin serait accompagné lors de sa prochaine période de recherche sur Nasqueron. Il bénéficierait de la protection et des conseils du colonel Hatherence ici présent et de deux collègues Voyants humains : Braam Ganscerel, Voyant en chef du plus important de tous les Septs, le Sept Tonderon, et Paggs Yurnvic, du Sept Reheo, un subordonné avec qui Fassin avait déjà eu l’occasion de travailler. Le Voyant en chef Ganscerel était en ce moment dans un Habitat orbitant autour de Qua’runze et rejoindrait le colonel Hatherence, le commandant Taak et le Voyant Yurnvic sur Troisième Furie, d’où seraient conduites les fouilles.
Qua’runze était la seconde géante gazeuse du système Ulubis, qui comptait également deux planètes gazeuses plus modestes. Tous ces astres avaient été colonisés par les Habitants, mais Nasqueron était de loin la plus densément peuplée. Le voyage entre Qua’runze et Troisième Furie, au-dessus de Nasqueron, prendrait facilement plus d’une semaine. Physiquement diminué, Ganscerel était habitué à son petit confort et n’était plus capable de supporter une accélération supérieure à un g.
Fassin tâtonnait dans ce nouveau milieu. Sans l’avoir préparé, on lui demandait subitement de tenir sa place dans une vaste organisation, dans des structures de pouvoir extrêmement hiérarchisées dont il n’avait, jusque-là, qu’une expérience théorique. En arrivant dans cette salle, il avait cru pouvoir taper – symboliquement – du poing sur la table pour qu’on le laisse se mettre au travail sans attendre. Mais on avait tout de suite mentionné Ganscerel et son voyage de retour, et il avait compris qu’il ne serait pas capable d’aller plus vite que cette musique, dont la partition semblait déjà écrite.
En fait, c’était mieux ainsi. Si la menace qui pesait sur le système était réellement imminente, s’il était vraiment supposé effectuer la fouille de sa vie dans ce contexte de crise, il valait mieux mettre à profit le temps qui lui restait pour faire un dernier séjour dans les bas-fonds brumeux, flous et turbulents de Borquille. Il le fallait. Il en avait besoin. Il se rendait compte qu’il avait des choses à faire et des gens – en tout cas une personne – à rencontrer. Le délai imposé par Ganscerel s’avérait finalement une bonne chose. Cependant, ses supérieurs n’accepteraient peut-être pas de le laisser s’éloigner, aussi devrait-il trouver un moyen de contourner ce problème.
Il craignait aussi d’être contraint d’effectuer toute la fouille à distance, depuis Troisième Furie. Ganscerel, Paggs et lui étaient probablement supposés rester à l’abri, dans l’enceinte de la base du satellite, allongés, câblés de tous les côtés, et communiquer avec Nasqueron grâce à des machines. (Ganscerel n’était certes plus capable de sauter dans un gazonef, de respirer des fluides et d’encaisser plusieurs g enveloppé dans du gel de protection – déjà qu’il ne le faisait pas quand il était jeune…) Encore un problème qu’il lui faudrait contourner.
Il se plaignit avec une mauvaise humeur feinte de ne pouvoir commencer tout de suite, avant de demander la permission de s’absenter.
— Vous voulez partir ? demanda Somjomion en écarquillant les yeux. Mais, commandant Taak, des briefings et un entraînement très important vous attendent. Votre emploi du temps est déjà extrêmement chargé. Il est absolument hors de question de partir !
Il parla de l’âge de Ganscerel, de ses infirmités, de la durée nécessaire de son voyage. Somjomion eut l’air indigné, vérifia ses données, puis appela le Hierchon lui-même.
— En effet, dit-elle dans un soupir. D’après son dossier, le Voyant en chef Ganscerel serait incapable de supporter des accélérations supérieures à 1,5 g. J’apprends d’ailleurs qu’il serait déjà en train de se plaindre à l’idée de devoir effectuer un si long trajet. Il n’arrivera pas sur Troisième Furie avant neuf jours. Commandant Taak, continua-t-elle en fronçant les sourcils, votre formation reprendra dès demain matin. S’il vous reste du temps, vous pourrez peut-être nous quitter pour un jour ou deux, mais je ne garantis rien.
— Encore une situation d’urgence, dit Saluus avec un large sourire. Fass, je ne sais trop comment te remercier, ajouta-t-il en lui tendant une flûte.
Fassin accepta volontiers le verre.
— Oui, c’est grâce à moi.
Sal était, supposait-il, l’une des rares personnes dans ce système à se réjouir de ce Plan d’urgence et de l’instauration de la loi martiale.
— Vraiment ? Alors, c’est que tu es encore plus important que je ne le pensais. Et tu as toujours l’air d’avoir vingt ans, espèce de canaille.