Sal rit à la manière si caractéristique des gens qui pouvaient se permettre de dispenser généreusement leurs compliments. Les verres tintèrent. Ils buvaient du champagne, un vieux Krug à la date incompréhensible et dont une bouteille coûtait le prix d’un petit vaisseau spatial. Il avait un goût agréable, même s’il ne lui restait plus beaucoup de bulles.
Les deux hommes se tenaient sur un balcon surplombant la caldeira. En contrebas, les eaux bouillonnantes formaient un mur d’écume qui faisait le tour de la maison, modelaient un cône émoussé qui s’effondrait perpétuellement sur lui-même et déversait ses flots vers les bords du cratère, où les vagues se calmaient un peu, pour redevenir de simples déferlantes. Le balcon se trouvait juste au-dessus de l’équateur de la demeure, aussi étaient-ils incapables de voir la colonne d’eau qui la soutenait. Toutefois, les parois du cratère, situées à deux kilomètres de là, répercutaient le vacarme produit par le dispositif.
Ils étaient montés au terme d’une modeste réception et d’un dîner léger pris en compagnie des amis de Sal et de sa femme – des notables – venus passer l’après-midi chez eux. Fassin avait réussi à se faire inviter pour deux jours, après quoi il était supposé rentrer à Borquille. Il portait toujours son uniforme gris foncé de la Prévôté, avec son passepoil bleu distinctif.
Sal s’appuya contre le parapet.
— Merci d’être venu me rendre visite.
Fassin hocha la tête.
— Merci de m’avoir invité.
— De rien. Mais il est vrai que je ne m’attendais pas à te voir.
— Ils ont confiance en toi, Sal, dit Fassin en haussant les épaules. J’avais besoin de m’éloigner un peu de toute cette merde militaire, et ils ne m’auraient jamais laissé quitter le palais pour traîner à Boogeytown.
Il s’interrompit un instant pour plonger le regard dans les eaux tumultueuses.
— De toute façon, reprit-il en lançant un regard furtif à Sal, cela faisait trop longtemps.
Il voulait donner l’impression que le hasard avait bien fait les choses en leur fournissant l’occasion – longuement attendue – de se réconcilier. Sal et lui ne s’étaient rencontrés qu’en de très rares occasions durant les deux siècles qui s’étaient écoulés depuis la destruction du portail et ce lors d’événements mondains dont on s’échappait difficilement, mais où il était impossible de discuter tranquillement. Ils ne s’étaient donc presque pas parlé.
Après toutes ces années, il existait pourtant des aspects de leurs vies qu’ils n’avaient pas besoin d’aborder. Leurs accomplissements professionnels étaient connus du grand public, aussi aurait-il été inutile et quasi insultant de les mentionner. Fassin avait reconnu la femme de Sal, parce qu’il l’avait déjà vue en photo ou aux informations. À l’exception des serviteurs, toutes les personnes – humaines ou non – présentes cet après-midi chez Sal étaient connues ; Fassin aurait très bien pu écrire une brève biographie de chacune d’entre elles. Saluus n’en savait probablement pas autant sur lui, même s’il l’avait félicité pour ses fiançailles (peut-être son secrétaire avait-il vérifié sa banque de données et l’avait-il briefé juste avant son arrivée).
— Alors, Fass, qu’est-ce que tu peux me dire de la situation ? demanda Sal d’un ton décontracté. À moins que tu ne sois pas autorisé à révéler quoi que ce soit ? ajouta-t-il en plissant le nez.
— À propos de la situation ?
— Eh bien, oui, à propos de ce qui provoque toute cette agitation.
Oh ! il ne s’agissait pas uniquement d’agitation. Il était bien question d’une guerre. Le lendemain de l’instauration de la loi martiale avait eu lieu toute une série d’attaques. La plupart avaient pris pour cibles des vaisseaux et des colonies situés en bordure du système, mais il y avait également eu quelques incursions plus inquiétantes, dont cette attaque d’un Habitat de la Navigarchie près de Sepekte, qui avait fait plus de mille victimes. Personne ne savait si ce déchaînement de violence était à mettre sur le compte des Dissidents, des Déconnectés d’E-5 ou encore des deux à la fois.
Étrangement, quelqu’un avait également fait sauter la Haute Maison d’Été du Sept Litibiti sur ’glantine. Cela s’était passé la veille. La nouvelle avait secoué Fassin. La Maison avait été détruite par un missile tiré depuis l’espace, comme s’il s’agissait d’une installation militaire. C’était bizarre et sans précédent. À l’exception de quelques jardiniers et domestiques malchanceux qui préparaient la demeure pour la prochaine saison, l’endroit était heureusement inoccupé. Toutefois, l’événement avait alarmé les Voyants de tout le système, qui craignaient d’être devenus des cibles. Fassin avait envoyé un message à Slovius pour lui conseiller de déménager le Sept dans un endroit plus sûr. Dans un hôtel, par exemple. Il attendait toujours une réponse. Il était prêt à essuyer le refus de Slovius, voire à recevoir un message d’alerte du logiciel de gestion des communications complètement débordé. Les deux possibilités étaient parfaitement plausibles.
— Dis-moi ce que tu sais, suggéra Fassin, et je verrai ce que je peux faire pour toi.
— Ils veulent beaucoup de vaisseaux de guerre, Fass, répondit Sal avec un sourire triste. Beaucoup, beaucoup de vaisseaux de guerre. On nous a demandé d’en construire le plus possible pendant un temps indéterminé. Ils les veulent le plus vite possible. Par ailleurs, tous les projets, même avancés, qui demanderaient plus d’un an pour être finalisés doivent être oubliés pour l’instant. On va devoir ajourner pas mal de trucs, dit-il avant de s’interrompre pour se racler la gorge. Merde, on nous a même demandé de procéder à des conversions inattendues : armer des navires marchands, des engins miniers ou encore des liners. La dernière fois, on n’a pas eu besoin d’en arriver là. Apparemment, il s’agit d’une affaire très sérieuse. Comme diraient nos amis militaires, la menace doit être crédible et imminente. À toi, maintenant.
— Il y a énormément de choses que je n’ai pas le droit de te révéler, commença Fassin avec circonspection. Principalement des informations qui ne t’intéresseraient même pas, je suppose. Disons, reprit-il en se demandant ce qu’il pouvait dire et ce qu’il avait besoin de dire, que cela a quelque chose à voir avec les Déconnectés d’Épiphanie Cinq.
Sal souleva un sourcil.
— Hum…, ce n’est pas la porte à côté. Je me demande bien ce qu’ils nous veulent. Il y a des systèmes plus riches que le nôtre de leur côté de la galaxie.
— Mais, continua Fassin en souriant, des éléments de la Grande Flotte sont en route pour nous prêter main-forte. Enfin, c’est ce qu’on nous a dit.
— Bien sûr. Je vois. Et toi, Fass ? Quel est ton rôle dans cette histoire ? demanda Sal en baissant la voix et en se rapprochant de son vieil ami.
Fassin se demanda si le brouhaha permanent produit par la colonne d’eau masquerait suffisamment ses paroles si quelqu’un était en train de les écouter de loin. Depuis son arrivée, il s’était douché et avait passé des vêtements propres empruntés à la Maison – il avait expliqué inutilement qu’il n’avait pas jugé bon de s’encombrer de bagages excessifs. Les domestiques lui avaient donné l’impression d’être habitués à fournir des vêtements de toutes tailles et des deux sexes. Même sans le concours de la nanotechnologie, il était possible de fabriquer des mouchards réellement minuscules, de nos jours. La Prévôté ou les hommes du Hierchon avaient-ils caché un genre de micro dans ses habits ? Sal avait-il eu la même idée ? Avait-il l’habitude de faire surveiller ses invités ? Son hôte attendait une réponse.
Fassin plongea le regard dans sa boisson. De petites bulles remontaient à la surface et explosaient, déversaient un peu de substance terrienne dans l’atmosphère d’une planète située à vingt mille années-lumière de la planète mère.