— C’est pas bon, dit-il. On a besoin d’autre chose, on a besoin – je sais pas, moi – d’un truc différent. D’un ailleurs, de s’évader. Cette nuit pourrait très bien être notre dernière nuit de liberté, Sal, assena-t-il en serrant l’épaule de l’homme vêtu d’un costume sur mesure. Je suis sérieux ! Les choses pourraient très mal tourner pour moi. Merde, Sal, les choses pourraient très mal tourner pour nous tous, et je ne peux rien te dire de plus, et ce pourrait être ma dernière nuit de bringue, et… et… et toi, tu me montres un putain de portemanteau, et je ne sais pas…
Il essaya de repousser faiblement l’objet métallique, fit semblant de le manquer. Puis il renifla bruyamment et parut se ressaisir.
— Désolé. Désolé, Sal, reprit-il en lui tapotant l’épaule. C’est peut-être mon dernier soir de ma dernière nuit de fête et… écoute, on me met plein de trucs sur le dos et… – Ah, si seulement Boogeytown était juste à côté ! D’un autre côté, ces quelques derniers jours ont été difficiles. Peut-être que… Non, pas peut-être. Je ferais tout simplement mieux d’aller au lit, de dormir, de…
— Tu es sérieux ? demanda Sal en posant la pièce de métal sur le bureau, derrière lui.
— À propos de dormir ? Eh bien…, commença Fassin en faisant de grands gestes.
— Mais non, idiot ! À propos de Boogeytown !
— Boogeytown ? Je n’ai jamais parlé de Boogeytown !
— Mais si, à l’instant ! rétorqua Sal en riant.
— Ah bon ? Si tu le dis !
Sal avait une navette. Automatisée au point de flirter dangereusement avec les lois anti-IA. Pleine à craquer de mécanismes d’autoréparation qui, sans être de la nanotechnologie, comportaient des éléments réellement très, très, très petits. Une navette civile, quoique dotée de toutes les autorisations militaires imaginables. Si un amiral de cette putain de Grande Flotte mettait les pieds dans ce bébé et y entrait son code confidentiel, il ne ferait que le brider et limiter ses capacités. Direction le hangar, tout en bas.
Pendant une partie du trajet, ils laissèrent le toit ouvert, histoire de se réveiller. Il faisait froid. Très froid.
Ils se posèrent sur un tas de détritus éparpillés par leurs pales. Fassin ignorait qu’il existât encore des détritus.
Boogeytown était comme dans ses souvenirs. On y touchait le fond pour essayer d’atteindre le septième ciel. Ils traînèrent dans ses bouges, dans ses arrière-salles et ses narcoboutiques débordant de bruit et de filles. Fassin essayait d’entraîner Sal vers certains bars particuliers, tandis que celui-ci – se rappelant vaguement qu’il n’était pas uniquement supposé s’amuser, mais également soutirer à son vieux pote Fass des informations potentiellement lucratives sur cette saloperie de situation – tentait de pousser son ancien/nouveau meilleur ami à parler, quoique sans trop de succès, et avec de moins en moins d’enthousiasme. Et puis merde ! qu’est-ce que cela pouvait bien faire ?
Fassin aussi commençait à être frustré. Il voulait conduire Sal dans une ruelle, dans un bar un peu spécial, mais ils étaient à présent dans un grand bazar aux murs à facettes appelé Narcatéria, où la marchandise brillait d’un éclat tellement ostentatoire qu’elle en faisait mal aux yeux. Ils étaient entourés par des gens qui n’avaient pas vu Sal depuis tellement longtemps, et qui devaient absolument le retenir ici, pas question de le laisser partir, tu restes là, compris ? Ce garçon est ton ami ? Tu nous l’avais caché ! Je peux m’asseoir ici ? Moi aussi, moi aussi ! Finalement, il s’éloigna en titubant, passa un appel dans une cabine publique privative, alla aux toilettes vomir en un jet ininterrompu et brûlant tout l’alcool qu’il avait avalé depuis son dernier passage aux chiottes (au-dessus du trou, en faisant semblant de pisser) et se passa de l’eau fraîche sur le visage avant de rejoindre sa nouvelle bande d’amis ivres et drogués, et d’attendre la fille, celle pour qui il avait joué cette comédie depuis le début : d’abord, demander la permission d’aller chez Sal, ensuite, saouler son vieux pote en faisant semblant de se saouler lui-même (ou plutôt en se saoulant modérément), faire quelques allusions à Boogeytown, et enfin débarquer ici pour rencontrer une fille…
… Qui finit par arriver une heure plus tard, au moment où il commençait sérieusement à désespérer. Mais elle était là à présent, parfaite et calme et magnifique, quoique différente, avec ses cheveux en or vingt-quatre carats encadrant un visage quasi triangulaire, avec son menton fait pour être délicatement soulevé, ses lèvres couleur de fraise ne demandant qu’à être embrassées, son petit nez fait pour fouiner, ses joues faites pour être caressées, ses yeux (profonds, si profonds !) pour se noyer, ses paupières et son front sur lesquels, après l’amour, on a envie de passer sa langue pour en lécher la sueur – Hum ! Oh ! Ah ! tu m’as épuisé !
Aun Liss.
Le seul véritable amour de sa vie, son unique passion.
Elle avait vieilli, certes, mais pas autant qu’elle aurait dû. Elle avait changé, elle vivait différemment, était différente, s’appelait différemment. Maintenant, c’était Ko (tout simplement) et non plus Aun Liss, mais elle serait toujours Aun Liss pour lui. Pas besoin de dire son vrai nom. Entre eux, les mots étaient superflus. Habillée en femme active. Discrète, aucunement provocante.
Et pourtant.
Elle lui tendit la main.
Tout autour – dans tous les sens –, des femmes, des superstimuli sur pattes, essence même de l’absence d’amour. Même Sal paraissait impressionné.
— Fass, mon salaud !
Aun Liss lui tendait toujours la main.
De retour dans la navette. Sal était à l’avant avec les jumelles Segrette qui, apparemment, s’occupaient bien de lui.
À l’arrière, Fassin et Aun, heureux de se retrouver dans une posture si archétypale. Ils s’embrassèrent longuement, puis Aun – haussant les épaules à la vue des cabrioles effectuées à l’avant (la navette n’allait nulle part, tournait en rond, faisait du surplace – quoique, à l’intérieur, il y avait du mouvement) – se releva et l’enfourcha. Ses mains à lui étaient profondément enfouies sous sa robe légère, ses doigts lui pétrissaient le dos… Ils continuèrent de le lui pétrir plus tard, de retour chez cet idiot de Kehar, dans sa maison enfoncée sur un pilier d’eau, tout comme Aun était enfoncée sur son pilier à lui. (Cette analogie, faite à voix haute, était l’œuvre de la jeune femme. Elle les avait d’ailleurs bien fait rire.) Elle garda sa robe, même dans le feu de l’action. Et ses doigts pressaient, pétrissaient, dansaient au-dessus de son dos cambré, et elle gémissait comme un animal blessé. Quand tout fut terminé, elle se débarrassa enfin de sa robe, et ils s’allongèrent ensemble sous un drap fin, où il la prit dans ses bras.
Durant ces quelques heures, leurs doigts ne cessèrent de se parler, de communiquer, dessinant, tapotant ce code privé quasi indéchiffrable qu’ils utilisaient depuis plusieurs siècles, depuis le jour où elle était devenue son contrôle, son contact.
T TOUJRS VEC MOI ?
Ils étaient au Narcatéria, dans une cabine privative. Ils s’embrassaient. Elle glissa la main entre sa veste et sa chemise et lui répondit :
OUI. QUOI NEUF ?
JE COMMANDANT OCULA ;
PQUOI,
TROUVÉ QQCHOSE FOUILLE. LIST HABIT. CNNAIS ?
VGMENT.
T-ORIE SCOND V-SO, envoya-t-il. RÉSO SCRET TROU VR.
Il y eut une pause.
RÉSO SCRET TROU VR ? demanda-t-elle.
OUI. SCRET.
Encore une pause. Elle continua de l’embrasser et, pendant ce temps, ses doigts envoyèrent :