— En effet.
Ganscerel se retourna avec une grâce quelque peu saccadée et se laissa tomber dans le canapé occupé précédemment par Fassin, qui s’était confortablement installé pour regarder les informations. Celui-ci se rassit à côté de lui. Paggs se percha sur l’accoudoir d’un fauteuil tout proche, tandis que le reste de sa suite se positionna autour d’eux en respectant un ordre et une hiérarchie connus d’eux seuls.
Fassin salua Paggs.
— Voyant Yurnvic, dit-il avec un sourire formel, dont il espérait que l’autre ne le prendrait pas trop au sérieux.
— Heureux de te revoir, Fass, répondit Paggs en lui rendant son sourire.
Pas de malentendu, donc.
— Toutefois, nous n’avons d’autre choix que de travailler ensemble, reprit Ganscerel, le regard rivé sur l’écran fixé au mur, sur lequel les informations continuaient de défiler en silence.
On y voyait notamment les images des funérailles des gens de la Navigarchie morts lors de l’attaque de la base orbitale de Sepekte. Ganscerel avait posé un de ses bâtons sur le canapé, à côté de lui, mais était toujours appuyé sur le second. Il l’agita en direction du moniteur, qui s’éteignit aussitôt. Le mess des officiers était spacieux, mais son volume était transpercé par de nombreux piliers verticaux et barres de renfort transversales. Comme le reste du navire, il était relativement confortable pour ses passagers humains, mais pas pour le colonel Hatherence, qui trouvait sa cabine par trop exiguë. On avait proposé à l’Oerileithe d’embarquer sur un croiseur plus gros, mais elle avait décliné cette offre.
— Nous pourrions tout de même travailler ensemble, dit Fassin. Vous et Paggs à distance, le colonel et moi sur le terrain. Nos chances de réussite n’en seraient qu’améliorées. Et puis, s’il arrivait quelque chose à l’un des deux groupes…
— Ah !… Jeune Taak, vous venez de mettre le doigt sur un point fondamental. Sur Troisième Furie, avec ce vaisseau et son escorte pour nous protéger, nous serons tous en sécurité. Vous, vous préférez monter dans un minuscule gazonef et vous enfoncer dans l’atmosphère pour le moins tumultueuse de cette planète. En temps normal, c’est déjà une entreprise très dangereuse, mais en temps de guerre, c’est de l’inconscience.
— Braam, l’ancien portail était protégé par une flotte entière, et pourtant, il a quand même été détruit. Troisième Furie se déplace certes, mais d’une façon hautement prévisible. Quelqu’un de malintentionné n’aurait qu’à projeter un rocher sur elle à une vitesse proche de celle de la lumière pour nous anéantir tous. Notre seule chance serait que le croiseur, par un hasard heureux et fortement improbable, se trouve sur la route du projectile. Personne n’a l’intention d’entourer cette lune d’un mur de vaisseaux, et il ne serait pas très sage de placer tous nos espoirs dans quelques navires de guerre incapables de nous protéger.
— Pour quelle raison quelqu’un s’en prendrait-il à une lune mineure telle que Troisième Furie ? demanda Paggs.
— En effet ! s’exclama Ganscerel, comme s’il s’apprêtait justement à poser la même question.
— Pour une mauvaise raison, très certainement, répondit Fassin. Notez tout de même que, ces derniers temps, l’ennemi a attaqué de nombreux endroits sans aucune raison valable.
— Nasqueron non plus n’est pas à l’abri d’un pareil assaut, fit remarquer le vieillard.
— Certes, mais la géante gazeuse est infiniment moins vulnérable que son minuscule satellite.
— Vous pourriez être directement pris pour cible.
— À bord d’un gazonef, je serai indétectable, même si le colonel est avec moi.
— À moins que le colonel soit constamment relié à ses supérieurs, dit Paggs.
— C’est peut-être d’ailleurs pour cela que nous sommes supposés rester ensemble sur Troisième Furie, dit Ganscerel dans un soupir en se tournant vers Fassin. Pour le contrôle. Enfin, une illusion de contrôle. Nos maîtres sont parfaitement conscients de l’importance de cette mission. Pour le moment, ils pensent encore pouvoir en cacher la véritable nature aux intéressés, mais cela ne peut pas durer. Ce qu’ils craignent par-dessus tout, c’est d’être tenus pour responsables de ce qui risque d’arriver. De fait, leur avenir tient à peu de chose : au succès éventuel d’une bande de chercheurs dont, habituellement, on se soucie fort peu. D’ailleurs, continua-t-il en jetant un regard circulaire sur ses disciples, exception faite de ces Voyants et de leur travail, ce système n’a rien de remarquable. Il ne faut pas trop compter sur ceux d’en haut, mon pauvre Fassin. Maintenant qu’ils nous ont confié la lourde tâche de sauver la galaxie, ils vont continuer de faire leur travail médiocrement, convaincus qu’ils sont d’avoir accompli leur devoir en nous envoyant sur Troisième Furie avec une escorte de vaisseaux de guerre. S’ils vous laissaient aller sur Nasqueron, ils s’exposeraient à de vives critiques – je veux dire, en cas d’échec de la mission. Et je ne peux pas les blâmer de prendre ces précautions.
— Cela ne marchera pas, Braam.
— Il nous faut essayer, rétorqua le vieil homme. Écoutez…, fit-il en lui tapotant le bras – Fassin portait son uniforme de commandant, dans lequel il se sentait très mal à l’aise au milieu de ses compagnons Voyants –, avez-vous tenté de faire des recherches à distance ces derniers temps ?
— Non, admit Fassin.
— La technique a beaucoup changé, intervint Paggs en acquiesçant de la tête. Aujourd’hui, elle est plus vivante, plus convaincante, ajouta-t-il en souriant. Des progrès énormes ont été faits ces deux derniers siècles. Principalement grâce à l’influence du mouvement de rébellion que tu as dirigé.
Paggs, Paggs, pas de flatteries inutiles, s’il te plaît.
Ganscerel lui tapota une nouvelle fois le bras.
— Essayez ! Fassin, je vous en conjure. Faites-le pour moi.
Fassin ne voulait pas dire « oui » immédiatement. Nous sommes hors sujet, pensa-t-il. Une menace pèse sur Troisième Furie, mais ce n’est pas le problème. Les Habitants auxquels nous avons besoin de parler ne nous prendront jamais au sérieux si nous les contactons à distance. C’est une question de respect. À nous de prendre le risque de partager leur monde. Toutefois, il ne devait pas paraître intransigeant. Garder quelques arguments sous le coude, toujours avoir des réserves. Après un moment, il hocha gravement la tête.
— Très bien. Je ferai cela pour vous. Mais juste pour essayer, pendant un jour ou deux. Il n’en faudra pas plus pour comparer. Ensuite, nous prendrons notre décision finale.
Ganscerel sourit. Ils sourirent tous.
S’ensuivit alors un dîner très agréable en compagnie des officiers de haut rang qui les accompagnaient sur la petite lune de Nasqueron.
Fassin réussit néanmoins à parler à Ganscerel seul à seul.
— Voyant en chef, je ferai cette fouille à distance pour vous, mais si les résultats ne sont pas concluants, je serai forcé d’insister pour que vous me laissiez descendre sur le terrain.
Il s’interrompit un instant pour laisser au vieillard le temps de répondre, mais celui-ci se contenta de le regarder dans les yeux en penchant la tête en arrière.
— On m’a donné un certain pouvoir, reprit-il. L’amiral Quile et le Conseil des Complectors m’ont confié des responsabilités. Je sais que certaines personnes, dans les hautes instances de ce système, ont choisi d’interpréter cet ordre de mission à leur manière. Néanmoins, si les choses devaient ne pas se dérouler comme je le souhaite, je n’hésiterais pas à reprendre les choses en main.
Ganscerel réfléchit pendant quelques secondes, puis sourit.
— Pensez-vous que cette fouille – ces fouilles, cette mission – sera un succès ? demanda-t-il.
— Non, Voyant en chef.
— Moi non plus. Pourtant, nous devons faire tout notre possible, même si les chances de succès sont minces et que l’échec est presque assuré. Nous devons donner le meilleur de nous-mêmes, éviter d’offenser ceux d’en haut et de ternir la réputation des Voyants Lents, tout faire pour ne pas compromettre notre avenir. Tout cela est à notre portée, vous serez d’accord avec moi ?
— Jusque-là, oui.
— Si vous êtes intimement persuadé qu’il est de votre devoir de vous rendre sur Nasqueron, je ne vous en empêcherai pas. Mais je ne vous soutiendrai pas non plus, car je persiste à croire que cela n’en vaut pas la peine. Dans d’autres circonstances, je vous aurais simplement ordonné de mettre en pratique ce qu’exigent les autorités de notre corporation. Toutefois, votre mission vous a été confiée par des gens très haut placés – extrêmement haut placés, même –, ce qui change tout. Essayez quand même de travailler à distance. Vous serez peut-être surpris. Faites-vous une opinion. Je ne tenterai pas de vous faire changer d’avis. Ainsi vous serez entièrement responsable de ce qu’il adviendra.
Le vieil homme lui fit un clin d’œil et se retourna pour parler au capitaine du croiseur.
Fassin aurait donc le soutien passif de Ganscerel. Mais, dans ce cas, pourquoi était-il incapable de se réjouir ?