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Les Habitants étaient presque partout, depuis presque toujours. Durant ce laps de temps, ils avaient appris de nombreuses choses sur l’art de la guerre. Leurs machines étaient réputées pour être peu fiables et inefficaces – car conçues et entretenues de façon excentrique – comme tout ce qu’ils construisaient, mais ils n’en étaient pas moins redoutables. Ils l’étaient même à un point particulièrement déconcertant.

La défaite ne leur était néanmoins pas inconnue. Certaines de leurs colonies avaient été complètement rasées, des géantes gazeuses entièrement détruites pour fournir les matériaux nécessaires aux espèces Rapides, si promptes à construire des mégastructures. Simplement parce qu’elles en étaient capables. À long terme, pourtant, les Habitants s’en étaient toujours bien sortis.

Entrer en guerre contre une espèce si ancienne, répandue, irascible et – lorsque cela l’arrangeait – bornée était rarement une bonne idée. Trop souvent, alors que la poussière soulevée par la dernière bataille était retombée depuis des lustres, voire des périodes géologiques, vous voyiez subitement apparaître dans votre système une flotte de lunes entourées de morceaux d’astéroïdes, eux-mêmes enveloppés d’un manteau de rochers de bonne taille entourés de pierres et de cailloux plus petits, le tout volant à une vitesse très proche de celle de la lumière. Dans ces cas-là, les espèces les plus observatrices et prudentes avaient en général le temps de dire : « Putain, mais qu…» avant de disparaître dans une impressionnante explosion de radiations.

Les représailles, lorsqu’elles étaient possibles, menaient immanquablement à une guerre d’usure horriblement confuse, lors de laquelle l’espèce qui avait eu le malheur de s’en prendre aux Habitants se rendait finalement compte de l’échelle de la civilisation de son ennemi (« civilisation » n’étant pas forcément le terme le plus approprié), découvrait son long passé et lui imaginait un avenir tout aussi long. En général, cette prise de conscience avait pour effet de calmer les ardeurs des plus belliqueux, qui en venaient rapidement à se demander ce qui leur avait pris de s’en prendre aux Habitants.

La stratégie qui consistait à prendre en otage une population d’Habitants dans l’espoir d’en influencer une autre était au mieux complètement ridicule, sinon lamentablement contre-productive. Les différentes colonies d’Habitants étaient très peu concernées par le destin de leur espèce tout entière. Leur donner l’occasion de démontrer à quel point ils étaient peu solidaires les uns des autres conduisait à des événements spectaculaires et épouvantables. La diversité génétique et culturelle de leur civilisation était infiniment moins importante que celle affichée par d’autres peuples galactiques.

Il était communément admis – en particulier chez les espèces qui pansaient encore leurs plaies, mais aussi chez celles qui s’étaient simplement contentées d’assister de loin au massacre – qu’il valait bien mieux laisser ces gens-là en paix.

Lorsqu’on les laissait dans leur coin, les Habitants ne dérangeaient personne à part eux-mêmes, sauf peut-être ceux qui se posaient trop de questions à leur sujet. Après tout, leur histoire, comme celle de la galaxie dans son ensemble, était celle d’une longue période de paix quasi ininterrompue – des milliards et des milliards d’années de calme. En plus de dix milliards d’années de civilisation, il n’y avait eu que trois Chaos Majeurs, et le nombre de guerres véritablement galactiques se comptait sur les doigts de la main. En base huit !

Les Habitants pensaient d’ailleurs qu’ils avaient de quoi être fiers de cet excellent résultat.

— Bienvenue à tous ! Voyant en chef, cela me fait plaisir de vous revoir ! Voyant Taak, Voyant Yurnvic. Mes jeunes amis. Je suppose que vous êtes le colonel Hatherence ? Très heureux de faire votre connaissance, madame.

Duelbe, le Majordome chauve et presque sphérique du Complexe commun de Troisième Furie les accueillit dans le hall de transit, comme la navette faisait demi-tour et s’en retournait vers le Pyralis. Deux jeunes Voyants, qui n’avaient manifestement jamais rencontré cet être en forme de balle, écarquillèrent ostensiblement les yeux. Comme tous ceux qui les avaient précédés ici, ils ne purent s’empêcher de remarquer à quel point le Majordome ressemblait à la lune sur laquelle il vivait. Heureusement, ils gardèrent cette remarque pour eux.

Des serviteurs se chargèrent des bagages. Hatherence chassa ceux qui se proposèrent de l’aider à manœuvrer dans cet espace relativement confiné – le dôme du hall, tout comme le reste de l’installation, avait été reconstruit à échelle humaine après le départ des précédents Voyants, sans aucune concession spatiale faite aux autres espèces. Là où c’était possible, le colonel actionnait les pales situées sur les côtés de son scaphandre et se déplaçait par bonds.

— Ah ! s’exclama Braam Ganscerel en avançant par longues foulées sur le sol du couloir et en s’aidant d’un bâton pour ne pas heurter le plafond, à la manière d’un perchiste inversé. C’est beaucoup mieux ainsi ! On n’apprécie jamais autant la gravité que lorsqu’on en est dépourvu, pas vrai Duelbe ?

Le Majordome eut un sourire franc, même si, Fassin en était persuadé, il avait déjà entendu cette phrase de la bouche du vieillard une bonne dizaine de fois. Les jeunes Voyants, quant à eux, semblaient découvrir l’humour de leur maître, puisqu’ils eurent le plus grand mal à se retenir d’éclater de rire.

Les trois disques doubles s’élevèrent au-dessus du grand canyon creusé dans des nuages pareils à une congère géante couleur sang, haute de cent kilomètres. Très loin au-dessus, des aurores boréales jaunes laissaient furtivement entrevoir un ciel cerise faiblement lumineux, transpercé par des étoiles et, de temps à autre, par une lune aux allures de boule de neige brune. La formation de machines volantes vira vers la falaise écarlate qui l’avala bientôt.

Ses sens furent chamboulés. Sans aucun effort, il capta magnétisme et radiations, ondes gravitationnelles et radio, obtenant ainsi une image composite de son environnement sur plusieurs centaines de kilomètres de profondeur et quelques milliers en largeur. Il repéra sa position précise au milieu de cette accumulation réticulée de champs magnétiques quadrillée par des ondes gravitationnelles et des courbes de radiations, sur laquelle était superposée la représentation visuelle fantomatique du paysage sonore.

Distançant Paggs et prenant la tête du trio, il plongea vers une thermocline abrupte située à une dizaine de kilomètres devant lui.

Ils pénétrèrent une vaste bulle relativement claire, puis une bourrasque de neige fondue. Ils s’enfoncèrent plus profondément dans une bande à la pression et à la température élevées, où tombait de l’eau liquide qui éclaboussa violemment le revêtement de leurs disques vrombissants. Ceux-ci tombèrent littéralement vers des ténèbres aveuglantes, vers une bouillie d’hydrogène dans laquelle ils flottèrent bientôt comme des Yo-Yo géants remués en tous sens, fumants, reliés entre eux par des masers.

— Qu’en pensez-vous, jeune Taak ? Heureux d’être de retour ?

— C’est une expérience fascinante, admit Fassin. Nous sommes à quoi… ? (Il vérifia ses instruments de navigation.) Deux satellites équatoriaux et une bande vers le nord, c’est cela ?

— Fass…, commença Paggs.

— Donc si je fais cela… (Fassin fonça brusquement vers le double disque de Paggs. Celui-ci, ayant deviné son intention, réduisit sa vitesse et prit un peu d’altitude. La machine de Fassin donna l’impression de vouloir suivre l’appareil de l’autre Voyant, puis se ravisa, s’arrêtant juste devant l’endroit occupé précédemment par Paggs.) … tu as tout juste le temps de te pousser, dit-il d’un ton raisonnable.