— Voyant Taak…, commença Braam Ganscerel.
— Alors que si je faisais une manœuvre similaire de l’autre côté de la planète, continua Fassin, à l’extrémité d’une chaîne de satellites, à presque une seconde-lumière de distance, sans compter le temps de calcul, on entendrait tous les deux nos machines nous expliquer que notre sécurité n’est plus garantie.
— Fassin, envoya Ganscerel avec un soupir. Je pense que nous connaissons tous la vitesse de la lumière et le diamètre de cette planète. Et puis, ces machines ne sont ni complètement stupides, ni sans défense. Elles possèdent un système anticollision extrêmement sophistiqué. Un système spécialement homologué par nos amis de la Prévôté. Un système vraiment près d’être… intelligent.
— Mais si un Habitant pointe un laser sur vous, juste par jeu, demanda Fassin, juste pour voir si vous sursautez, à quoi vous servira ce fameux système ?
— Le mieux, répondit Ganscerel d’une voix douceâtre, serait de ne pas fréquenter le genre d’Habitant susceptible d’agir de la sorte.
Sauf que ce sont justement eux qui sont les plus disposés à partager des informations avec vous, vieil homme, et pas ces vieilles choses desséchées que vous passez votre temps à flatter, pensa Fassin. Du moins espérait-il qu’il ne s’agissait que d’une pensée. Les gens se faisaient souvent des idées sur les machines d’exploration virtuelle. Ils craignaient de ne pouvoir faire la différence entre pensées personnelles et pensées communiquées. Lui n’était pas dépassé par la technologie au point de faire ce genre d’amalgame. Toutefois, Braam Ganscerel gagnerait à entendre certaines de ces remarques polies. Cela lui ferait le plus grand bien.
— Peut-être, se contenta-t-il de dire.
— Hum. Si nous sortions de là, maintenant ?
Ils revinrent à la réalité et émergèrent dans leur combinaison, dans une salle profondément enfouie dans les profondeurs de Troisième Furie, clignant des yeux dans la lumière vive, tandis que des techniciens les aidaient à se détacher et relevaient les demi-dômes dont étaient couverts les appareils à RMN. Ils retirèrent leurs oreillettes, leurs bandeaux de velours et étirèrent leurs muscles, comme s’ils sortaient réellement d’une fouille longue et poussée, et non d’une simulation d’une heure à peine, en temps réel et relatif.
Paggs se dégourdit les doigts en défaisant les dernières attaches souples qui le maintenaient contre les pneumotubes de sa nacelle. Ceux-ci captèrent ses mouvements mesurés. En cas d’action anormalement énergique, ils l’auraient empêché de se jeter hors de la machine.
Les yeux clos, la respiration lente et profonde, Ganscerel ne bougeait pas, laissait les techniciens le détacher de l’engin.
Paggs se tourna vers Fassin.
— Alors, nous t’avons convaincu ? demanda-t-il.
— Vous m’avez convaincu que ces fouilles à distance sont encore plus aisées aujourd’hui que par le passé, dit Fassin en s’appuyant sur l’auriculaire pour se projeter doucement hors de la nacelle, avant de se laisser lentement retomber vers le sol. Mais je vous croyais sur parole.
— Donc, commença Ganscerel, vous avez obtenu un tiers des volumes concernés, jeune Taak.
Fassin avait organisé une petite réunion privée dans une salle de maintenance à proximité du hangar à vaisseaux secondaire. Ganscerel aurait préféré rester dans ses quartiers, mais le colonel n’aurait jamais pu y entrer. Étaient présents Fassin, Ganscerel, Paggs et le colonel Hatherence. Fassin voulait que chacun en sût autant que lui – enfin, dans la mesure du possible – sur ses longues fouilles passées, et sur ce qu’ils commenceraient à chercher dès demain, si tout se déroulait comme prévu.
— Oui, dit-il. J’ai échangé quelques images haute définition de tableaux expressionnistes du XXe siècle contre – entre autres choses – la troisième traduction d’un poème épique de Lutankleydar datant d’avant le Troisième Chaos. Il s’agit d’une œuvre non publiée, signée – ou commandée – par le Doge des Énigmatiques. Elle est doublement codée et compressée, mais l’on sait qu’elle comporte trois volumes. Valseir m’a bien donné trois volumes… Malheureusement, comme les Jelticks l’ont découvert plus tard, il s’agit du même tome en trois langues différentes. Et il ne semble pas avoir été écrit par un Doge.
» L’un des volumes est rédigé dans une langue dite « pénombrale », que nous ne savions pas décoder jusqu’à très récemment. Elle date apparemment du temps de l’Addition. Nous avons fini par déchiffrer ce langage, et le livre a pu être traduit. Ce fut, en quelque sorte, notre pierre de Rosette. Nous pûmes alors décoder de nombreux autres textes, qui occupèrent les spécialistes pendant un bon moment. Jusqu’au jour où un Jeltick scrupuleux repéra une note cachée vers la fin de l’ouvrage, dans les appendices, une note ajoutée un peu plus tard, rédigée dans une sorte d’argot, qui disait en gros que le texte avait été écrit lors de la Grande Traversée du Second Vaisseau par un Habitant exilé maîtrisant la langue pénombrale, et que, oui, la Liste de son peuple existait bel et bien et qu’ils – peut-être l’équipage du vaisseau – en possédaient la clé, que celle-ci était contenue dans les volumes un et trois de ce poème épique. L’ensemble du texte se trouvait à l’époque à bord du navire, qui, semble-t-il, devait se rendre dans le système Zateki. D’où l’expédition envoyée par les Jelticks, dès que la traduction fut terminée.
— Pourquoi ne sont-ils pas plutôt venus sur Nasqueron ? demanda Paggs avec un sourire. Le troisième volume s’y trouve peut-être.
— Tout simplement parce que la Prévôté ne leur a pas dit où ces données ont été trouvées. S’agissait-il d’une stratégie délibérée ou pas ? Je ne puis vous le dire. Les Jelticks se sont probablement dit que le texte provenait d’un centre d’étude, mais ils n’avaient aucune certitude. Et puis, même si c’était le cas, ils n’avaient aucune raison de choisir Nasqueron a priori. Ils ont très certainement enquêté sur le sujet mais se sont gardés de révéler leurs résultats. N’oubliez pas que ces données ont été copiées et recopiées plusieurs fois aux quatre coins de la galaxie. De nombreuses personnes ont probablement lu ce texte, sans toutefois se donner la peine d’aller jusqu’aux appendices, où se trouvait pourtant cette fameuse note. Si l’information avait filtré, tout le monde se serait rué à la recherche des volumes manquants, et les Jelticks auraient perdu leur avance. Au lieu de quoi ils ont gardé le secret pour eux, se sont activés et sont partis pour Zateki.
— Et si tout cela n’était qu’un canular ? demanda Ganscerel, en fronçant les sourcils et en rajustant sa tenue. Cette affaire pourrait fort bien n’être qu’une blague de mauvais goût – les Habitants aiment ce genre d’humour décalé. Et nous, nous serions tombés dans le panneau…
— C’est possible, en effet, lui accorda Fassin. Mais nous avons reçu des ordres que nous nous devons d’exécuter, juste au cas où cette histoire serait authentique.
— Donc nous sommes à la recherche des deux volumes manquant de ce… Comment cette œuvre s’intitule-t-elle ? demanda le colonel Hatherence.
— La meilleure traduction serait peut-être L’Algébriste. Il y est question de mathématiques, de la navigation comme une métaphore, de devoir, d’amour, d’attente, d’honneur, de longs voyages de retour. Ce genre de choses.
— Quelle est donc cette histoire de Grande Traversée ? demanda le vieil homme, agacé. Je n’en ai jamais entendu parler auparavant.
— Il s’agissait de rentrer chez soi après un séjour dans ce que les humains appelaient le Triangulum Nebula, répondit Fassin avec un sourire en coin.