— Ah oui ? fit Ganscerel en fronçant les sourcils de plus belle. Nous ne sommes pas plus avancés. Comment appelle-t-on le Triangulum Nebula aujourd’hui, Voyant Taak ?
— Il s’agit de la galaxie des Âmes Perdues II, Voyant en chef. Ce voyage est appelé Grande Traversée, car il a duré trente millions d’années. L’aller s’est fait instantanément, puisque le navire a emprunté un trou de ver intergalactique, dont le portail figurait dans la Liste des Habitants.
Hervil Apsile, Maître Technicien du Complexe commun de Troisième Furie, promena une nouvelle fois son appareil portable à ultrasons sur la nacelle du gazonef et sourit, satisfait, comme le moniteur demeurait vierge. Au-dessus de sa tête se dressait sur ses pattes dépliées un des engins de descente du Complexe. La soute du vaisseau remorqueur massif était ouverte. D’un côté, le dôme principal transparent du hangar laissait voir des ténèbres profondes, illuminées de façon intermittente par des flashs semblables à des diamants taillés en pointe, qui paraissaient refléter la lumière d’un soleil bleu pâle.
— Alors, Hervil, dit Fassin en approchant par bonds sur le sol de roche fondue. On cherche des scrits ?
Apsile sourit en entendant la voix de Fassin. Toutefois, il ne lâcherait son moniteur du regard que lorsqu’il aurait terminé l’inspection de cette soudure. Il éteignit la machine et se retourna.
— Pour le moment, nous n’avons détecté que les variétés standards, Voyant Taak.
Les scrits étaient des créatures certainement mythiques, que les Habitants blâmaient lorsque survenait un incident sur leur territoire. Les humains, qui avaient pris la main en matière de civilisation nasquéronienne, avaient immédiatement adopté l’idée des scrits pour expliquer les dysfonctionnements fréquents provoqués – ou non – par la proximité des Habitants. C’était cela ou bien admettre que la négligence pathologique de ces derniers et le peu d’enthousiasme dont ils faisaient preuve lorsqu’il s’agissait d’entretenir leurs machines étaient contagieux.
Fassin tapota le flanc du gazonef en forme de pointe de flèche massive. C’était son appareil personnel, conçu pour et – en partie – par lui. Il faisait cinq mètres de long, quatre de large – si l’on incluait les ailerons – et deux de haut. Sa ligne harmonieuse n’était brisée que par divers manipulateurs et autres turbines, quelques capteurs et les propulseurs situés à l’arrière. Pour le moment, les pales étaient repliées. Fassin caressa l’aileron arrière.
— Tout est prêt, Herv ?
— Tout est prêt, en effet, répondit Apsile.
Il avait la peau noir nubien, était mince et musclé, avait le crâne rasé. Seules quelques lignes autour de ses yeux trahissaient son âge avancé. Chaque année, avant son traitement dépilatoire – il trouvait les modifications génétiques trop à la mode –, son scalp se couvrait de cheveux blancs, qui lui donnaient des allures de champ d’étoiles.
— Et vous ? demanda-t-il.
— Oh, je suis prêt aussi, répondit Fassin.
Il sortait tout juste de sa dernière réunion de la journée avec les types de la Surveillance de Nasqueron. Leur travail consistait à rester informés de ce qui se déroulait dans le chaos indescriptible qu’était la société des Habitants et, si possible, de garder un œil sur les structures et institutions majeures, et surtout sur les individus les plus intéressants.
Les nouvelles n’étaient pas très bonnes : une guerre couvait entre la Zone deux et la Ceinture C. Une tempête qui couvrait depuis longtemps la Zone un et la Ceinture D était en train de se dissiper, mais deux autres dépressions se formaient rapidement, car les mouvements de gaz étaient extrêmement fluides. Et capricieux. Quant à Valseir, personne ne l’avait vu depuis des siècles.
Les Habitants avaient toujours été difficiles à suivre. Dans le passé, on avait essayé de leur mettre des drones sur le dos, de façon à ne jamais lâcher les individus intéressants d’une semelle. Toutefois, les Habitants percevaient cette pratique comme un non-respect de leur intimité et n’avaient aucune difficulté à repérer ces engins – microgazonefs ou faux insectes – et à les détruire, quel que lût leur degré de sophistication. Et puis, il leur arrivait de bouder. Dès qu’on essayait de leur forcer la main, ils stoppaient toute coopération. Parfois par groupes entiers. Et pendant des années.
Les Voyants Lents de Nasqueron entretenaient d’assez bonnes relations avec les Habitants locaux. L’on pouvait même dire qu’ils en étaient relativement proches – à condition de ne pas trop s’immiscer dans leur vie quotidienne. En retour, ceux-ci se montraient plutôt coopératifs et fournissaient volontiers la position de leurs villes importantes, structures et institutions. Ce bulletin, envoyé toutes les huit heures et des poussières, était d’une fiabilité quasi légendaire, proche parfois des quatre-vingt-dix pour cent.
— Les vôtres vont bien ? demanda Apsile.
— Oui. Slovius vous envoie ses respects.
Fassin avait parlé à son oncle quelques heures plus tôt pour essayer de le persuader d’abandonner temporairement la Maison d’Automne. La distance relativement faible qui séparait Troisième Furie de ’glantine permettait d’avoir une conversation à peu près normale. Il avait également réussi à joindre Jaal, de l’autre côté du satellite, dans la Maison de Printemps de son Sept. La vie semblait suivre un cours normal sur ’glantine, où l’état d’urgence affectait moins la population que sur Sepekte.
Apsile déroula un écran de sa manche, appuya sur quelques touches. Il regarda nonchalamment le vaisseau remorqueur qui trônait au-dessus du petit gazonef, la soute ouverte, prête à accueillir l’engin pour le relâcher dans l’atmosphère de la géante gazeuse. Fassin suivit le regard du Maître Technicien. Une silhouette sombre pareille à une roue épaisse était suspendue à l’intérieur du vaisseau. Il plissa le front.
— N’est-ce pas le colonel Hatherence ? demanda-t-il.
— Les endroits capables de la loger ne sont pas légion, marmonna Apsile.
— Hein ? beugla une voix. On m’appelle ? ajouta-t-elle, moins fort cette fois. Oh ! oui, oui, c’est bien moi, Voyant Taak. Heu, pardon, commandant Taak. Bonjour. Désolée. Je me suis endormie. Cela arrive, n’est-ce pas ! Je me suis installée ici pour voir s’il y aurait suffisamment de place. En cas de besoin, je pourrai me rendre sur Nasqueron à bord de ce vaisseau. Enfin, il me semble. Vous êtes d’accord, Maître Technicien ?
Apsile sourit de toutes ses dents, qu’il avait aussi noires que la peau.
— Oui, madame, ce sera parfait.
— Nous sommes donc d’accord.
Dans les entrailles du transporteur en forme de delta épais, le disque géant changea de position sur son socle de façon à se retourner vers eux.
— Alors, commandant Taak, où en êtes-vous avec le Voyant en chef Braam Ganscerel ? Avez-vous réussi à le persuader de vous laisser aller au contact ?
Fassin sourit.
— Disons que c’est un peu comme une fouille à long terme, colonel ; cela va trop lentement à mon goût.
— Quel dommage !
Apsile appuya sur un bouton de son moniteur, qui se replia dans sa manche. Il hocha la tête en regardant le gazonef.
— Voilà, il est fin prêt. Vous voulez le charger dans la soute ? demanda-t-il.
— Pourquoi pas ?
Pour le technicien et Fassin, c’était devenu une sorte de rituel. Ils se penchèrent, agrippèrent chacun une extrémité et – d’abord lentement – soulevèrent la pointe de flèche au-dessus de leurs têtes. Afin de l’empêcher de s’élever trop vite, ils restèrent accrochés à l’engin, si bien que leurs pieds décollèrent du sol. Le gazonef ne pesait presque rien dans la gravité très faible de Troisième Furie, mais sa masse approchait les deux tonnes, et les principes d’inertie et de vitesse avaient cours, même ici. Ils furent entraînés à l’intérieur de la soute, vers les arceaux ouverts destinés à accueillir le gazonef. Le scaphandre du colonel prenait la place de deux engins de ce type, mais le vaisseau pouvait en contenir encore cinq. La pointe de flèche fut installée à côté du disque de Hatherence. Lorsqu’elle fut bien arrimée, les deux hommes, satisfaits, se laissèrent retomber au sol, bientôt imités par le colonel.