Il y avait bien plus de gens dans ces Habitats qu’à la surface des planètes, et la plupart de ces derniers se trouvaient autour de Sepekte. L’Hab 4409 était un endroit plutôt libéral, libéré, libertaire depuis sa création, deux millénaires plus tôt, depuis qu’on l’avait confisqué à une espèce vaincue. Toutefois, on ne savait toujours pas à qui il appartenait réellement. Des générations d’avocats avaient travaillé sur le dossier, s’étaient succédé sans pouvoir répondre à cette question.
La colonie attirait donc les vagabonds, artistes, inadaptés sociaux, exilés perpétuels et politiques, et autres excentriques et dérangés plus ou moins pathologiques. Et c’était comme cela depuis toujours. La majorité des habitants étaient originaires d’Ulubis, mais il y avait également des spécimens plus exotiques, des rebelles, des jeunes diplômés venus de toute la Mercatoria, qui souhaitaient prendre quelques années sabbatiques et se détendre avant de commencer leur vie active et de crouler sous les responsabilités. L’endroit produisait un art relativement intéressant et faisait office de classe terminale non officielle – mais aux frais d’inscription déductibles des impôts – pour les gosses de riches qui avaient encore besoin d’apprendre que la liberté totale et réelle était vaine – du moins était-ce le but poursuivi par leurs parents. C’était une station relais pour les disgraciés et ceux qui s’étaient décidés à revenir à la civilisation, une maison pour ceux qui n’avaient peut-être plus rien à offrir à la société, tout en étant en mesure de la galvaniser fondamentalement. (Si l’on se plaçait du côté des autorités – si l’on succombait à la paranoïa, donc –, on pouvait voir dans cet Habitat une cage, une boîte bien pratique pour ranger les idées dangereuses, un piège pour les radicaux.) En d’autres mots, l’Hab 4409 était utile. Il avait une fonction, et peut-être même plusieurs. De fait, dans une société aussi étendue que celle qui fleurissait autour d’Ulubis, on pouvait difficilement se passer d’endroits comme ceux-là.
Les gens étaient ce qu’ils étaient. Il y en avait des droits et d’autres, qui seraient toujours un peu tordus, en marge. Mais chacun avait un rôle à jouer, et l’on ne pouvait se passer de personne, n’est-ce pas ?
Cette putain de Mercatoria, cette saloperie d’Ascendance ou d’Omnocratie, le putain de Hierchon (ou plus probablement un des membres de son conseil tournant décidé à se faire un peu de pognon ou à gagner plus de pouvoir), un Juge qui dépendait de lui ou un Appariteur travaillant pour ce dernier, ou juste un Diégésien occupant la fonction de gouverneur, de maire ou autre (et qui devait sa présence et celle de ses gardes du corps à une vieille querelle visant à déterminer qui devait diriger quoi, et au compromis qui en avait résulté un siècle plus tôt), le putain de boss, les enfoirés qui possédaient tout et qui pensaient avoir le droit de décider pour tout le monde, ces salauds avaient donc décrété, estimé que la direction de ce putain d’endroit – et celle de beaucoup d’autres, dont on ne savait pas trop qui les possédait – devait revenir à une autorité responsable et officiellement accréditée. À savoir eux-mêmes. Ou leurs potes. Enfin, quelqu’un qui prenait ces histoires de propriété, de loyer et d’ordre trop au sérieux.
Ceux qui faisaient la loi et ceux qui l’appliquaient étant corrompus jusqu’aux os, il était hors de question de laisser cette décision être appliquée sans rien dire. Ces types, pour une raison qu’ils étaient seuls à connaître, détruisaient ce qu’il y avait de bien dans ces Habs, dans les colonies de Sepekte, dans le système tout entier, dans cette société dont ils faisaient tous partie. Finalement, on pouvait dire qu’ils s’autodétruisaient bêtement. Mais tout le monde n’était pas dupe – surtout pas les habitants de cet astéroïde –, et il était de leur devoir de dénoncer ces abus. Ils étaient tous du même côté au bout du compte ; c’était juste que les fumiers qui se trouvaient au sommet de la pyramide oubliaient parfois à quoi ressemblait la réalité des gens d’en bas. Dans ces cas-là, il fallait se lever et crier pour se faire entendre.
Ils allèrent donc à la manifestation. Ils prirent le métro à friction, une cabine à élastique, puis le tram jusqu’à la grande place où la foule était en train de se rassembler.
— On peut quand même se poser des questions, dit Mome comme ils remontaient la rue qui débouchait sur la place. Les Dissidents n’attaquent jamais les Habs et les villes. En fait, ils n’attaquent jamais ce qui est grand et sans défense. Ils s’en prennent à l’armée, aux autorités et aux infrastructures. Leurs actions, leur violence, leur stratégie militaire est une sorte de discours qu’il faut se donner la peine d’analyser, après s’être débarrassé de ses préjugés inculqués par la propagande. Leur message est très clair : ils en veulent à la Mercatoria, au système, à l’Ascendance, à l’Omnocratie et à l’Administrate, pas aux gens ordinaires comme nous.
— Je n’aime pas trop le mot « ordinaires », protesta Sonj.
— Estime-toi heureux d’être accepté dans la catégorie des gens, contre-attaqua Mome.
Mome était un petit gars pâle et légèrement voûté, qui donnait perpétuellement l’impression d’être sur le point d’attaquer, ou prêt à esquiver un coup. Sonj était massif, un grand gaillard à l’humeur changeante, à la peau brune et aux cheveux roux bouclés, qui ne se sentait à son aise qu’en l’absence de gravité – au point d’en devenir presque gracieux.
— Cela ne fait pas nécessairement d’eux des types bien, rétorqua Fassin.
— Certes, mais cela fait d’eux des gars raisonnables, avec lesquels il est possible de dialoguer, dit Mome. Et pas seulement une bande de tarés qu’il faut exterminer comme de la vermine, comme on veut bien nous le dire.
— Alors, pourquoi ne nous parlent-ils pas ? demanda Fassin.
— Pour dialoguer, il faut être deux, et pour le moment, les Dissidents n’ont pas d’interlocuteur, répondit Mome.
Ils se tournèrent tous vers lui. Mome parlait beaucoup, tout le monde le savait. En particulier ceux qui s’étaient déjà endormis pendant ses longs monologues. Il haussa les épaules.
— Ma cousine Lain…, commença Thay.
— Encore une cousine ? l’interrompit Mome en feignant l’incrédulité.
— Oui, c’est la sœur de Kel, la demi-sœur de mon cousin Yayz, quoi, expliqua patiemment Thay.
Thay était la copine de Sonj. Elle était presque aussi massive que lui, mais s’accommodait beaucoup mieux que lui des 0,67 g de la surface de l’Habitat.
— Ma cousine Lain, continua-t-elle sans se laisser impressionner, celle qui est dans la Navigarchie, dit que les Dissidents nous attaquent pour se protéger, car, lorsqu’ils ne le font pas, la Navigarchie et la Grande Flotte vont les attaquer chez eux. Et elles ne s’en prennent pas uniquement aux installations militaires ; elles bombardent aussi leurs Habitats et font des millions de morts. Beaucoup d’offs mécontents…