Il entra dans la salle de réception, précédé par son secrétaire. Lorsqu’il passa devant eux, les gardes, courtisans, employés de l’administration, soldats et marins s’inclinèrent bien bas.
— Maréchal.
— Archimandrite.
Le maréchal était une femme vêtue d’une armure légère qui, quoique polie, avait une allure miteuse et usée. Elle était grande, mince, avait le port altier, mais également le buste un peu trop développé au goût de Luseferous. Et puis, il n’avait jamais été attiré par les femmes chauves. Elle hocha formellement la tête. Ces dernières décennies, ceux qui s’étaient contentés de le saluer de la sorte – des opposants patentés – avaient tous été exécutés. Il ne savait pas trop s’il trouvait cela insultant ou rafraîchissant. Derrière elle attendaient deux officiers de haut rang – des Jajuejeins aux allures de buissons d’amarante équipés d’armures, qui ne lui arrivaient qu’à la taille. Il se doutait bien que la femme avait été choisie parce qu’elle était humaine, tout comme lui. En effet, presque tous les pontes des Dissidents étaient des non-humains.
Il s’assit. Non pas sur un trône, mais dans un fauteuil impressionnant installé sur une estrade. Madame le maréchal resterait debout.
— Vous souhaitiez me parler, maréchal Lascert.
— Je suis envoyée par les Transgresseurs, les Libres et la Double Entente. Cela fait déjà un certain temps que nous essayons de vous approcher, dit-elle d’une voix douce, mais néanmoins profonde pour une femme. Je vous remercie de m’avoir accordé cette audience.
— C’est un plaisir. Bien. Où en est-on de cette petite guerre ? Quelles sont les dernières nouvelles ?
— D’après ce que je sais, tout se déroule pour le mieux, répondit le maréchal avec un sourire en penchant la tête, ce qui eut pour effet de faire briller son crâne rasé dans la lumière. J’ai cru comprendre que vous alliez vous-même de victoire en victoire.
Il agita la main.
— Je n’ai rencontré que très peu d’opposition.
— Votre flotte principale devrait atteindre Ulubis dans, quoi, un an environ ?
— Quelque chose comme ça.
— Nous avons pris un peu de retard par rapport à ce qui était prévu.
— La flotte est très importante. La réunir m’a pris du temps, rétorqua Luseferous en montrant bien qu’il n’appréciait pas d’être critiqué et que son avis ne lui importait guère.
Ils avaient certes pris du retard. Normalement, l’invasion aurait dû débuter d’ici à six mois. C’était ce qu’il avait promis à ses alliés temporaires. S’il y avait un responsable, ce devait être lui. Toutefois, il préférait que sa flotte volât en formation pendant tout le trajet, plutôt que de permettre aux plus rapides de ses vaisseaux d’arriver avant les autres et de devoir reformer l’essaim devant Ulubis. Ses amiraux et généraux insistaient pourtant (pas trop vigoureusement, il est vrai) sur le fait que ses navires n’avaient pas besoin de rester tout le temps groupés, mais Luseferous ne voyait pas les choses de cette façon. Une arrivée en masse serait plus impressionnante, plus propre et satisfaisante.
En attendant, les Dissidents devraient supporter seuls la charge de préparer le système à l’invasion. Ainsi, le travail serait plus facile pour sa flotte, qui, à la fin, aurait plus de chances de se retrouver en position de force par rapport à ses alliés, évidemment diminués.
— Néanmoins, reprit Lascert, vos unités les plus avancées pourraient attaquer dès maintenant.
— Depuis un certain temps déjà, nos navires éclaireurs automatisés et drones à grande vitesse prennent pour cibles leurs vaisseaux aussi bien dans le système que sur les routes interstellaires les plus fréquentées, dit Luseferous. Il est toujours bon d’être prêt à toute éventualité. Certains de ces engins ont besoin d’être reprogrammés, mais le travail de sape devrait suivre son cours comme prévu, ajouta-t-il en souriant et en lui laissant le temps de réagir à la vue de ses dents de diamant. Maréchal, je suis de ceux qui pensent qu’il convient, avant toute entreprise de ce genre, de semer un peu la panique. Beaucoup, même. Après une période de harcèlement, la population accueillera à bras ouverts toute force d’invasion qui mettra fin au doute et à l’incertitude. Alors qu’elle aurait résisté avant.
La femme sourit aussi, mais donna l’impression de se faire violence.
— Évidemment. Nous pensons que le moment est venu de discuter en profondeur de la stratégie à appliquer une fois que vous serez arrivés sur place.
— C’est très simple. Je vais prendre possession de ce système, maréchal.
— Certes, mais il pourrait être bien défendu.
— J’espère bien. C’est pour cela que je me suis doté d’une flotte si importante.
Ils se trouvaient entre deux étoiles, dans le quasi-néant sauvage et abandonné, à moins d’une année de voyage d’Ulubis. Le croiseur rapide des Dissidents et les deux destroyers qui l’escortaient avaient rejoint la flotte quelques heures plus tôt, manœuvrant avec grâce et calant leur vitesse sur celle du vaisseau de l’Archimandrite, le tout avec une facilité qui déconcerta les pilotes de la flotte. Ils avaient des vaisseaux magnifiques, mais lui possédait les systèmes. Ils étaient donc faits pour s’entendre. D’autant que ces trois engins si rapides étaient désormais enserrés dans l’étau de sa flotte si lente et pesante.
— Puis-je me permettre d’être franche, Archimandrite ?
— Je n’en attends pas moins de votre part, répondit-il en la fixant de son regard couleur de sang.
— Nous craignons qu’une attaque excessivement agressive ne fasse courir des risques trop importants à la population civile.
Pourquoi donc dit-elle cela ? se demanda Luseferous en gloussant intérieurement.
Il regarda tour à tour son secrétaire personnel, ses généraux et ses amiraux.
— Maréchal, commença-t-il d’une voix raisonnable, nous allons les envahir. Nous allons les attaquer, et, pour cela, il est essentiel de faire preuve d’une certaine agressivité, non ?
Il sourit, bientôt imité par ses officiers. Deux ou trois de ses hommes les plus gradés se permirent même de rire discrètement. Contrairement à une idée reçue, terrifier les gens au point qu’ils n’osent pas vous annoncer une mauvaise nouvelle ou qu’ils se forcent à rire en même temps que vous n’était pas forcément une mauvaise chose. À condition d’en être conscient et de savoir l’exploiter. L’on risquait certes de se retrouver isolé et d’être tenu à l’écart des événements ; toutefois, il suffisait d’ajuster sa perception pour éviter les erreurs d’appréciation. Parfois, tout le monde riait, parfois quelques-uns seulement. De même, on pouvait en apprendre beaucoup plus sur la situation réelle en faisant mentalement le tri entre ceux qui riaient et ceux qui gardaient le silence. C’était une sorte de code. Un code qu’il savait déchiffrer depuis toujours.
— Oui, Archimandrite, d’agressivité et de mesure, répondit la femme. Deux qualités que vous possédez, évidemment, ajouta-t-elle avec un sourire non communicatif. Nous avons simplement besoin d’être sûrs que vos troupes agiront d’une manière qui ne nuira pas à votre image et qui vous apportera davantage de louanges.
— Des louanges ? Maréchal, j’inspire la terreur. Cela fait partie de ma stratégie. C’est ce que j’ai trouvé de plus efficace pour amener les gens à agir comme je l’entends.
— Et la gloire, dans tout cela ?